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Written on the Wind (1956)
Douglas Sirk

Somptueuses décadences

Par Alexandre Fontaine Rousseau
La séquence d'introduction, sur le mode emphatique, annonce le ton de l'ensemble. Une voiture sport jaune fend la nuit bleue, roulant à tombeau ouvert jusqu'à une luxueuse demeure où elle arrête finalement sa course folle. Le conducteur chancelant, visiblement ivre, fracasse une bouteille d'alcool vide en sortant de la voiture, puis réussit à traîner sa carcasse déchue jusqu'à la porte de la maison dont les riches occupants, alertés par le bruit, sont tous réveillés malgré l'heure tardive. Un système se met alors en place. Lorsqu'un acteur s'avance vers le spectateur, assumant sa position dans le cadre que lui a confectionné avec soin le metteur en scène, son nom de vedette apparaît triomphalement à l'écran comme pour souligner l'importance de son personnage dans la grande tragédie qui se trame sous nos yeux : Rock Hudson, Lauren Bacall, Robert Stack, Dorothy Malone. Le monde leur appartient, tourne autour des astres qu'ils sont, et même les forces de la nature se sont concertées pour évoquer le titre du film qui leur est entièrement consacré : Written on the Wind. Ce pourrait être le titre d'un feuilleton télévisé, et la séquence le somptueux générique d'une série détaillant les soubresauts sentimentaux de cette dynastie d'individus aux vies extraordinaires, condamnés à un destin tumultueux par le simple fait qu'ils nous sont ainsi présentés.

Les premières minutes de Written on the Wind, signé par le maître du mélodrame américain Douglas Sirk, sont à toutes fins pratiques parfaites. Dans un ultime geste majestueux, le cinéaste tourne à l'aide du vent survolté les pages fatidiques d'un calendrier placé en évidence. Reculant les horloges sous nos yeux, effaçant les traces du douloureux passage du temps sur ces existences maintenant marquées par le fer rouge du pathos, le réalisateur prouve en même temps que sa propre virtuosité la toute-puissance du cinéma qui, chez lui, assume totalement le fait qu'il contrôle l'univers. François Truffaut, dont l'avis de cinéphile nous intéresse toujours, disait à propos de Sirk, et de ce film plus précisément : « voilà du cinéma qui n'a pas honte d'en être, du cinéma sans complexe, sans bavure, de la belle ouvrage. » (Les films de ma vie, p. 177) Si Sirk règne, et que le cinéma s'assume entièrement par l'entremise de ce règne, c'est toujours par le biais de ces personnages plus grands que nature auxquels le monde est offert sur un plateau d'argent. Voyez comme ils se déplacent d'un lieu à l'autre, transformant par leur simple présence chaque environnement en salon opulent où ils peuvent prendre le thé à toute heure de la journée.

Il ne fait aucun doute, et ce, dès le départ, que cette famille Hadley ayant fait sa fortune grâce au pétrole dirige avec une autorité quasi divine l'univers dans lequel se déploie sa propre tragédie. Une ville porte son nom, tapissé à peu près partout comme pour rappeler au spectateur qui n'aurait pas été attentif jusque-là son importance cruciale, la place centrale qu'elle occupe dans la dynamique du film. Quand Hudson et Stack débarquent à Miami en compagnie de Bacall, l'accueil princier qui leur est réservé le réitère. Ces hommes et ces femmes vivent en apparence au-dessus de tout, et leur seul souci est de savoir dans quel palais ils coucheront ce soir. Or, voilà que sous cette surface dorée Sirk s'intéresse surtout aux passions, aux désirs et aux pulsions les plus intimes qui perturbent ce beau grand rêve bien américain. La force de son cinéma, c'est d'être à la fois tout en apparences clinquantes et de fixer en réalité la vérité de son objectif sur les sombres profondeurs, les bas instincts, que tentent en vain de masquer le velours et le marbre. Son film tout entier est bâtit autour de cette tension entre la surface et les émotions, qui se traduit par une opposition orageuse entre la forme et le fond.

Ce qui fascine réellement Sirk, dans cet éclatant portrait de la richesse, c'est cette Dorothy Malone nymphomane, éternellement hantée par le souvenir d'une amourette d'enfance avec Rock Hudson, ou le désir interdit qu'entretient le même Hudson à l'égard de la femme de son meilleur ami. Puis ce meilleur ami qui, bien qu'il semble tout posséder, est tourmenté par sa propre stérilité au point d'en perdre au bout du compte la raison. Aux yeux du monde entier, leur destinée est irriguée par le pétrole, mais c'est le sperme qui coule en coulisses pour alimenter le drame; si bien que ce plan final de Malone, caressant de manière suggestive un derrick en or plutôt phallique, souligne avec un certain humour ce que tout le reste du film n'osait dire qu'en chuchotements. Sirk réserve ses élans de mise en scène à ce genre de révélations, comme lors de cette scène endiablée où la jeune femme tue son propre père en dansant de manière provocante sur un rythme lascif et menaçant qui expose tous les secrets que l'on a pu jusqu'alors lui cacher. Dès lors, les cadres vont tendre à se désaxer et les liens humains à se dérégler. Le scénario poursuit sa trajectoire descendante jusqu'à ce qu'il revienne tout naturellement aux événements qu'annonçait l'introduction. La boucle est bouclée, formidable achèvement d'une structure narrative fignolée avec le plus grand soin par un maître opérant dans un drôle de genre, le mélodrame, qui était, certes, habitué à tant de flammèches, mais peut-être pas à autant de nuances.
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Critique publiée le 18 janvier 2011.