WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Gold Rush, The (1925)
Charlie Chaplin

La faim, le froid, la misère et le rire

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Ce serait faire fausse route que d'aborder l'oeuvre de Charles Chaplin de manière cérébrale, d'intellectualiser ce cinéma qui, d'abord et avant tout et rappelons-le une fois de plus (car ce n'est sans doute pas une fois de trop), avec une force rarement égalée dans l'Histoire du septième art, s'est imposé par la voie de l'émotion à l'état pur. Chaplin, maître incontesté du rire, demeure en même temps un incorrigible romantique, infiniment sensible aux tourments multiples de la race humaine; sensible jusqu'au point douloureux et merveilleux où tout dans ce monde qu'il observe ne peut qu'être à la fois source de joie et de chagrin pour lui. Son premier long métrage, The Kid, constitue en soi une leçon en la matière, puisque chaque plan y est à la fois le plus drôle et le plus triste qui soit. Mais cette manière de déchirer le spectateur par la pure générosité tourmentée de son regard, c'est avec le Gold Rush de 1925 qu'il la met totalement au point. Chaplin, dès lors, n'est plus seulement le plus grand des humanistes du cinéma. Il devient aussi le plus grand des cinéastes humanistes.

Bien entendu, on pourrait élaborer longuement sur le fait qu'au mythe triomphaliste de la conquête de l'Ouest le cinéaste américain oppose ici sa propre mythologie. Qu'il donne dans ce que l'on pourrait qualifier de contre-genre, infiltrant le western pour offrir à l'image idéalisée que propose celui-ci de l'Histoire un contrepoint critique, en apparence ludique, mais au fond férocement social, en faisant de ce Far North un Far West à peine déguisé. Ce ne serait pas faux, puisque c'est même au contraire tout à fait vrai. Mais voilà qui ne constitue pas l'essence du film, car tout y est plus viscéral et ressenti que pensé et calculé. Les situations, chez Chaplin, naissent des plus simples et profondes souffrances qui soient : la faim, le froid et la misère, toutes trouvant leur source dans l'injustice décriée au final par le discours du film, mais étant d'abord représentées en tant que tel, sans que l'humour ne nie leur tragédie. The Gold Rush est une comédie dramatique, nous avertit un carton placé en amorce du film; et c'est là la plus éloquente description que l'on puisse en faire, si l'on ne limite pas le sens de cette riche appellation à celui de la bête classification.

Or, parler d'un film de Chaplin tient presque nécessairement du pléonasme puisque tout y est déjà dit noir sur blanc en noir et blanc - avec une éloquence proprement cinématographique qui tend à rendre tout discours secondaire superflu. Il suffit de décrire une scène pour en dégager le sens, qui se trouve à l'écran encore bien vivant malgré le passage du temps qui a pourtant élevé chacune de ces images au rang d'icône. Faut-il vraiment rappeler cette séquence où Charlot mange son soulier sous le regard désespéré de son compagnon Big Jim, qui en vient à s'imaginer que notre héros est un appétissant (et bien bouffon) poulet géant? Non seulement est-elle gravée dans notre mémoire, mais notre souvenir ne peut en rendre que sommairement l'idée puisque c'est dans l'exécution que repose son incroyable brio : ce raccord en surimpression par lequel l'animal redevient homme tient du génie, tout bonnement, tout en étant d'autant plus efficace qu'il s'avère d'une simplicité exemplaire.

Car le burlesque, dont Chaplin demeure le plus célèbre représentant, est pur art du mouvement, du corps qui subit les affres du cadre : on a qu'à penser à cette spectaculaire chorégraphie au cours de laquelle notre vagabond, soufflé par le vent, est propulsé à l'extérieur de cette chaumière où il a trouvé refuge. Non seulement, en tant que comédien, notre auteur trouve-t-il le moyen de se surpasser en tant que présence comique, mais c'est de surcroît en tant que chef d'orchestre qu'il se démarque, dirigeant l'action de manière à ce qu'elle ne cesse de se renouveler, de repousser son propre potentiel humoristique. Le travail d'organisation, car si le discours et l'émotion ne sont aucunement calculés chez Chaplin, le rire, lui, l'est au quart de tour près, touche tous les aspects de la mise en scène, des corps au découpage en passant par cette direction artistique qui crée des lieux propices aux déplacements circulaires, impromptus ou, au contraire, cycliques, qui provoquent le rire à répétition.

C'est lorsque nous croyons le potentiel d'un espace épuisé que Chaplin le régénère avec le plus d'ingéniosité, en redéfinissant les lois physiques de son petit jeu d'équilibre cosmique; comme lorsque cette cambuse dont Charlot était expulsé par le vent est à son tour propulsée par celui-ci jusqu'aux abords d'une falaise. Le moindre pas met alors à risque l'harmonie du cadre lui-même, chaque geste des corps ayant une conséquence sur l'espace qui, à son tour, a des conséquences sur les corps. D'un rebond à l'autre, le mouvement s'accélère et, par sa propre énergie, se perpétue, se démultiplie. Voilà la substance même du burlesque, ce rapport d'invention qui existe entre l'espace et le mouvement. Mais si Chaplin l'exploite brillamment, sa plus grande force est sans contredit d'en transcender la raison d'être strictement comique par l'apport crucial de l'émotion qui élève ses farces et attrapes au rang de grand art.

Ainsi, ne soyons pas surpris que The Gold Rush soit au bout du compte une touchante histoire d'amour se terminant bien, la belle du clochard défendant le pauvre homme lors de la dernière séquence du film sans savoir qu'il a depuis leur dernière rencontre découvert une montagne d'or. L'intrigue romantique est par le fait même résolue sans qu'il ne plane de doute quant à la légitimité du sentiment de la dame. Le cinéaste peut ainsi tout offrir à son personnage sans rien lui enlever; il a triomphé sur la faim, le froid et la misère, mais surtout sur cette solitude que révélait un autre formidable tour de surimpression, celui du souper du jour de l'an. Ce sur quoi Charlot triomphe, au fond, ce sont les limites imposées par la réalité que Chaplin met en scène; et ce qu'il obtient en guise de récompense est l'objet d'un rêve dont le cinéma a su démontrer la nature fantasmatique afin de donner un sens à sa matérialisation. Tout va alors pour le mieux, même dans le plus cruel des mondes, et il ne reste plus au spectateur qu'à remercier Chaplin d'exister.


Dossier Charlie Chaplin : Du rire aux larmes
10
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 16 décembre 2010.