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Temps qu'il fait, Le (1997)
Sylvain L'Espérance

Plaisir de la dialectique du réel

Par Mathieu Li-Goyette
Le temps qu’il fait, en 1997, c’est le temps de l’après référendum de 1995. Le temps où l’on entend encore dire aux heures de grande écoute que le « vote ethnique » a coûté au Québec son indépendance. Loin d’être spécifiquement militant, Le temps qu’il fait est plutôt un regard rétrospectif qui, rétrospectivement parlant, nous amène aujourd’hui à saisir une situation : celle des invités et des nouveaux venus vivant chez nous. Quelle était la couleur de l’air en 1996-97 pour ces immigrants face au précipice de la misère? La réalité du travailleur filmé par L’Espérance est l’espace où le réel se fait politique grâce à une dialectique, celle de la démonstration, qui ne peut mentir que par la qualité des témoignages. Or, le cinéaste suit ces gens à travers leur quotidien et met en rapport leur monde à celui des grandes entreprises, façon pour lui de rendre intelligible une condition de vie. À l’opposé, il suit pas à pas des hommes d’affaires en filmant la façade de ces immeubles, en scrutant les portes qui mènent au marché mondial alors qu’une superposition de voix sérieuses parlant d’économie et de chiffres discutent indirectement du sort des intervenants. La balle se renvoie donc, d’un nabab à un Chinois jouant de son ErHu aux sonorités trop exotiques pour le brouhaha du centre-ville de Montréal. Ces pratiques (celle du pâtissier, du cordonnier, du menuisier, de l’ouvrier et des musiciens), elles sont montrées comme le fruit d’un apprentissage, mais aussi d’une culture venue d’ailleurs, trouvant à Montréal un lieu de mélange. Car ce sont eux, les « personnages » du Temps qu’il fait. Ce sont eux, les acteurs de la réalité filmée dont le sort se décide dans l’aliénant monde boursier balançant le documentaire de L’Espérance comme Van der Keuken équilibrait les différentes nations en cause dans son I love $.


Parallèlement à ce réseau de vecteurs de force (des experts venus d’ailleurs s’installent ici dans le but de pratiquer leur profession versus les forces du marché et le temps qu’il fait, celui des machines remplaçant les hommes) se trace la vie des gens d’ici, eux aussi dépassés par le temps; les entreprises proposent de maigres salaires, le travail à temps plein s’amenuise pour faire place au contractuel et, peu à peu, les sons du ErHu chinois s’apposent délicatement sur le travail des ouvriers québécois et du paysage rouillé d’ici. Le mélange se fait, le décors devient tout à coup homogène et le sort des différents groupuscules d’intervenants (la force du film de L’Espérance repose aussi sur le choix des instants captés, car par eux, la durée d’un peu plus d’une heure en vient à suffire amplement à l’identification du spectateur envers chacun de ses interlocuteurs) se confondent dans un message d’abord éparpillé - il n’y a point de moments purement explicatifs - avant de finir dans l’entonnoir de la concision et de la clarté.

Ce plaisir dialectique, celui du cinéaste comme celui de l’individu qui posera son regard sur Le temps qu’il fait, est sans failles. Malgré les nombreuses prouesses cumulées par l’auteur depuis 1997, il n’en reste pas moins qu’à mon avis, il signa ici son oeuvre la plus « éducative ». Tantôt menée par des accents poétiques agrémentés du talent hors-normes de Jacques Leduc, la particularité de l’opus - tout comme des autres films de L’Espérance qu’il m’a été donné de voir - est de ne jamais se refuser le lyrisme. Contraint, par éthique, de donner au réel son miroir le plus fidèle, ce n’est cependant jamais sans tenter d’en reproduire la sensation qu’il se consacre à saisir les différents rythmes des images. Puisqu’au-delà de multiples considérations deleuziennes du temps, la contemplation chez L’Espérance trouve son sens dans le mouvement plutôt que dans l’arrêt du temps. Suivre longtemps un vieil homme nous présentant Griffintown dans Printemps incertains, valser une bonne minute autour de musiciens russes dans le métro de Montréal, regarder longuement un sinistre monument érigé en l’honneur du commerce se balancer dans notre « downtown », c’est pour lui différentes façons de saisir, en les observant, les répétitions et les étapes du mouvement.

Mouvements économiques, émotifs, poétiques, ils varient au gré de l’environnement, masse protéiforme impossible à décrire ou à filmer dans l’objectivité la plus fidèle. Ici, la recherche systématique trace le parcours rigide d'un réalisateur vers son sujet (autrefois les conditions des travailleurs, maintenant les habitants aux abords du Niger). À chaque prise, si nous avions affaire à un anonyme de l’ONF ou autre reporter mandaté, la dialectique dont nous parlions serait celle d’un pédagogue certifié, un gars de la fameuse réforme scolaire. Sans s’arrêter, le regard toujours fixé sur l’objectif de peur de le perdre de vue, le « documentariste » égarerait notre intérêt premier dans les documentations, les preuves et autres détails de la valeur du « scoop »; preuve en est : dans Le temps qu’il fait, un jeune homme dit qu’il a vu de nombreux déversements dans le fleuve tandis qu’on coupe immédiatement à un autre lieu. C’est parce que le regard de Sylvain L’Espérance dépasse le cas par cas.

Contrairement à notre reporter mandaté, la ligne droite tracée lors de la préparation du tournage est aussi rigoureuse qu’ailleurs, son équerre aussi droit, sa mine aussi fine. Au contraire des autres, c’est le temps pris pour regarder autour de la ligne, progressivement et au fil d’une avancée régulière, qui marque l'authenticité. Celle-ci, planifiée dans la plus grande expérience d’un philosophe du monde visant à dessiner à même la terre façon Socrate, forme les figures qui animent ses oeuvres, grands schémas par lesquels le monde se révèle à nous. On se surprend donc, par le montage, à suivre, puis à délaisser les sujets. À prendre le temps de s’intéresser au destin d’un homme que l’on nous avait à peine présenté plus tôt. Et pourquoi pas, puisque la démarche même de cette opération agit comme journal de bord du documentaire. Une trace conservée d’un passé que le cinéaste a décidé d’agencer pour des raisons qui appartiennent à l’histoire de ces gens. Une histoire qui nous échappe. Et c'est tant mieux.

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Critique publiée le 23 novembre 2010.