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Outrage (2010)
Takeshi Kitano

Rire et mourir

Par Mathieu Li-Goyette
Peu d’entre nous aurons aimé le dernier film de Takeshi Kitano. Celui qui ne prendra jamais l’affiche ici, celui qui apparaîtra peut-être dans les meilleurs clubs vidéo et marchands de films. En effet, depuis Cannes, la rumeur court qu’il n’est pas « très bon », que le maître japonais se répète et qu’il n’est plus en mesure de livrer ses gags comme il le faisait autrefois. C’est parce que jamais Kitano n’a été aussi proche de son sujet, aussi parallèle au genre qu’il satirise (le film de yakuza). Sa maîtrise est telle qu’on le voit à peine faire un pas de côté, se désaligner peu à peu de la trame classique de son modèle pour finalement revenir perpendiculairement sur les rails, faire voler en éclats les conventions et les significations sacrées d’un système de codes et de signes, lointains héritiers du bushido des samouraïs.

Pour le public, il faut aussi savoir faire un pas de côté, prendre du recul, voir les fondus relativement vieillots comme autant de manières de structurer un récit dont le montage en soi est une leçon de cinéma. Jouant avec nos attentes plus que nos connaissances comme Tarantino ferait exactement l’inverse, Kitano n’aime pas tant le référentiel, même si c’est à l’intérieur d’une culture très japonaise qu’il puise ses idées. Or, la confusion extrême d’Outrage est - on pardonnera - outrageuse au premier abord. Les deux clans se livrant bataille, leur chef commun les manipulant, les luttes de pouvoir intestines et les mutineries improvisées ont tout d’un capharnaüm ne menant qu’à l’éclatement des schémas actanciels où les métiers de héros, vilains et adjuvants s’interchangent d’une séquence à l’autre. Seul Otomo, personnage interprété par Kitano lui-même, demeure stoïque et se dresse comme un mur inexpressif où seule la mort se déchiffre. Il s’attaque d’un côté comme de l’autre à la famille adverse, elle-même scindée par une lutte de pouvoir. Dirigé aveuglément par son patron manipulateur, Otomo est un Sanjuro moins rusé que le Mifune de Kurosawa, un guerrier idiot devenant l’instrument d’un pouvoir qui abattra par folie (et jeu, parce que tout chez Kitano est un peu « jeu ») les malfrats que nous pouvions voir dès le premier plan - impressionnant travelling sur une armée de yakuzas blasés et balafrés.

Puisqu’ils sont blasés, ces yakuzas ont aussi quelque chose de crépusculaire, le sentiment de se trouver à la fin d’un régime qui ne fonctionne plus, tout comme le fait même de faire un film sur les yakuzas ne semble plus fonctionner. Le méli-mélo proposé par Kitano, probablement le plus complexe depuis le chef-d’oeuvre de Kinji Fukasaku The Yakuza Papers, possède tous les clichés du genre. Par exemple, une représentation abusée de l’« autre » (ici, un Africain du Gnabha, pays fictif inventé pour l’occasion) qui, chez le Fukasaku des années 60 et 70, aurait été un Coréen tout aussi simplet. Ou alors cette exclusion quasi-complète de la femme dans ce qui demeure d’abord et avant tout une bataille d’honneur où les déshonorés se coupent les phalanges à qui mieux mieux. Ou encore ces fameux regards de biais envoyés aux gardes du corps voulant dire, pour l’interlocuteur à la voix chancelante, que ses jours sont comptés et qu’il souffrira comme peu ont souffert avant lui (décapitation, langue coupée ou déchiquetée, etc.). Outrage transpose ces codes à l'époque actuelle en n'oubliant pas, par leur exagération, de montrer qu'ils ne fonctionnent plus ou, constat encore plus sérieux, qu'ils n'auraient jamais fonctionné. Les fondus bizarroïdes sont du coup une façon de passer par-dessus les scènes que nous connaissons déjà, la mièvrerie des plans génériques, des phrases de remplissage qui n’intéressent pas Kitano le performatif, le blagueur irrévérencieux et l’homme des foules réjouies.

Que reste-t-il, donc, au connaisseur? Que lui reste-t-il sinon peut-être de se poser cette même question au fil des visionnements répétés des classiques de son genre fétiche? Il lui reste à anticiper la surprise. Laquelle? Aucune idée. Mais la surprise.

La surprise d’une visite chez le dentiste où la fraise défonce dents, gencives et langue d’un malfrat. Ces tortures à l’improviste et l’utilisation simple de l’espace comme lieu de tant de supplices sont autant de façons de filmer l’action dynamique et la réaction pince-sans-rire des choses simples. Sans accoutrements autres que leurs vestons, sans outils autres que leurs grenades et leurs 9mm, les yakuzas de Kitano sont des hommes vicieux vivant dans un monde qui les a dépassés. Violence, puis surviolence, elles sont poussées à un paroxysme jusqu’à ne plus vouloir rien dire, objectif lointain, mais toujours à l’horizon du Kitano humaniste, digne apprenti d’Akira Kurosawa. La brutalité mange le récit de l’intérieur, déglingue les rouages du genre qui ne s'activeraient donc pas tant dans ses pathos de victoires et de défaites, mais bien dans un simple bain de sang où le propre serait de s’amuser le plus longtemps possible. Grâce au patron, figure omnisciente à qui l’on reproche ponctuellement la bêtise de tel ou tel clan, on défait cette impression de suivre de près notre héros typé en s'éloignant de son parcours rectiligne (inintéressant, comme celui de tous les personnages aux actions prévisibles). De son point de vue, les compétitions ont une allure de mascarade et les convictions sont paroles anodines. Il est lui-même réalisateur des événements, des manigances, et porte un regard omniscient sur un jeu dans lequel le personnage de Kitano est le plus fourvoyé. Preuve qu’il est plus souvent derrière la caméra, cette omniscience vient aussi à nous rappeler que son temps d’écran est moindre que partout ailleurs dans sa carrière et qu’après deux film tournés et tournant autour de sa personnalité (Takeshi’s, Glory to the Filmmaker!), il s'agit pour lui ici d'un retour aux premiers amours de son cinéma des années 90. Violent Cop, Boiling Point, Hana-bi sont derrière chacune des idées d’Outrage. Nous croyons reconnaître certaines scènes, mais ce sont surtout des sensations qui nous reviennent en tête.

Violence extrême décuplée par le réalisme exacerbé de Kitano, on rit jaune tellement, chez lui, le sang peut gicler de partout et en tout temps. Par contre, l’auteur a depuis pris du recul. Ses films et ses expérimentations se sont diversifiées, tout comme la reconnaissance internationale qu’on lui porte aujourd’hui. Celui d’être le géant japonais, le successeur adulé et hybride de la nouvelle vague au creux de laquelle il a commencé aux côtés d’Ōshima tout en rêvant du duo Mifune-Kurosawa qu'il a toujours tenté d'extrapoler comme une seule âme. Il est ce réalisateur en perpétuelle réflexion sur sa propre image qu’il dédouble sans cesse - Beat et Takeshi, acteur et cinéaste - comme si le nom entier, mais jamais complètement assemblé, s’écrirait « Beat Takeshi Kitano ». Entre le Beat et le Kitano, entre le visage et le regard, un univers repose qu’il fait si bon de retrouver aujourd’hui sans concessions. Outrage fouine dans sa paranoïa, le forçant sans cesse à jouer de ce triptyque internationalement reconnu; Otomo est victime du système de yakuzas par lequel Kitano est devenu célèbre lorsqu’il jouait déjà de sa réputation de Beat. C’est un inversement total et parfait, une manière de dire que l’auteur a dépassé la figure et que lorsque l’un veut le slapstick, l’autre veut la violence - la violence perverse, ici, est toujours l’oeuvre d’Otomo-Beat Takeshi - et c’est dans ce tiraillement qu’Outrage, la plus longue blague de l'année, trouve son sens le plus profond, le plus ludique.
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Critique publiée le 29 octobre 2010.