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Beat the Devil (1953)
John Huston

Insouciante légèreté

Par Guilhem Caillard
Beat the Devil est la cinquième collaboration entre Bogart et Huston, et aussi la dernière. En cela, le film fait date, mais plus encore, il impressionne par son traitement humoristique et haut en couleurs dont témoignait déjà le roman de James Helvick. Si cette adaptation est d’abord loin d’être une évidence, elle le devient sous la plume de Truman Capote et John Huston lui-même, dont on connaît les talents de scénariste. Associés, les deux orfèvres livrent un scénario au rythme plaisant qui, sous des a priori classiques, s’en va dans maintes directions.

Or, cette liberté ne serait être sans une histoire somme toute primaire : un couple de faux aristocrates britanniques fait halte à Porto Vato, un port italien, dans l’objectif de se rendre en Afrique pour faire fortune dans l’Uranium. Harry Chelm et Gwendolen (Gina Lollobrigida) attendent alors d’embarquer à bord du Nyanga, transméditerranéen qui ne pourra prendre le large que lorsque son capitaine sera de nouveau sobre. Parallèlement, l’américain Billy Dannreuther (Humphrey Bogart) et son épouse attendent pour les mêmes raisons. Les deux couples se croisent et vont jusqu’à s’inverser, Gwendolen ayant le béguin pour Billy. Celui-ci est l’initiateur d’un coup monté pour faire main basse sur des terres en Afrique : ses associés sont des escrocs de la pire espèce, à l’affut de tout ce qui brille (parmi eux, les acteurs Robert Morley et Peter Lorre). Finalement à bord du Nyanga, le couple Chelm attire la convoitise de la bande, au grand dam de Billy.

L’ouvrage de référence en matière de film noir signé Borde et Chaumeton (Panorama du Film noir Américain, 1941-1953) mentionne Beat the Devil dans la lignée des signatures parodiques : « avec un bonheur inégal, ces films usaient, en les amplifiant, des poncifs même du style noir d’Hollywood : la galerie des tueurs, le suspense, l’insolite. » (p.150-151) Et nous sommes d’accord pour dire qu’en deçà de ces trois ingrédients réunis, avec ce film John Huston s’autoparodie. The Maltese Falcon n’est, certes, pas loin, mais le casting affichant Bogart et Lorre serait un maigre argument pour se suffire à parler uniquement de noir. De 1941 à 1953, il s’est passé bien des choses : entre autres, le passage de Huston par le documentaire en période de guerre, sa crainte d’être mobilisé (il laisse tomber le tournage de Across the Pacific, dont les séquences de bateau en mer et la dérision se retrouvent dans Beat the Devil) ; sans oublier l’investissement de Bogart dans sa société Santana Productions dès 1948... Pour l’heure, l’année 1953 voyant naître Beat the Devil s’inscrit dans une période d’exotisme revendiquée par les studios : déplacés en Europe, de nombreux tournages hollywoodiens ont lieu à Cinecittà et, comme dans le cas présent, sur la côte italienne.

Cette mode sied si bien à Beat the Devil que ses personnages cousins du noir, mais aussi, et surtout, du film d’aventure, s’y donnent à coeur joie, comme s’ils se sentaient libres, chaque nouveau plan étant prétexte à l’improvisation. L’historien Jean Tulard rappelle d’ailleurs que : « le héros hustonien, malgré l’énergie qu’il déploie, n’atteint pas son but, sauf si le hasard vient l’y aider […] Ses personnages aiment au fond l’action pour elle-même : qu’importe le résultat. Ce qui compte, c’est d’avoir agi. » (Les Réalisateurs, p.460) Beat the Devil pourrait ainsi être lu comme une suite d’agissements empressés, ponctuellement guidés par le hasard et ses destinés rocambolesques. Mais ne poussons pas trop quand même : bien qu’appréciable dans sa forme libre, cette impression de flottement a sa structure.

D’une façon, le film paraît divisé en trois phases associées aux principaux lieux de l’action. D’abord, Porto Vato, espace d’introduction des personnages, installation des figures archétypales : on n’est pas surpris de tomber sur un Humphrey Bogart arborant tous les accessoires auxquels nous sommes habitués, de la robe de chambre on ne peut plus chic au petit foulard en soie d’homme de caractère, promesse de bienséance; cerise sur le gâteau, Bogart fume en coin de bouche, comme à son habitude, sans porte cigarette, et c’est toujours avec élégance, mais sans la surconscience de son geste qu’il cherche une allumette. Si son personnage est à ce stade une extension du Sam Spade d’il y a dix ans (The Maltese Falcon), désormais quinquagénaire à la retraite, son aura demeure intacte. Somme de plusieurs archétypes qui transcendent la figure de l’acteur, Bogart nourrit un personnage aux antipodes de Peter Lorre, rieur jaune, vieil irlandais sans prestance ne se déplaçant jamais sans son porte cigarette à la longueur démesurée. Merveilleux dans son éternelle position de retrait, comme s’il portait tout le poids du monde sur ses épaules, Lorre fait toujours le double de pas que ses perfides confrères se déplaçant en une sorte de meute à l’hétérogénéité caricaturale. D’ailleurs, lorsque Billy (Bogart) est pour la première fois présenté face à ses associés, la meute en question, réunie derrière son chef (Morley), est en position de défense : l’assurance de Bogart, captée en contre plongée, appelle l’accablement et la mesquinerie des trois escrocs occupant chacun un niveau de profondeur de champ différent lorsque présentés en un même plan ; une telle composition témoigne déjà d’un humour hustonien qui cherchera sans cesse à fonctionner sur ce principe prêt à séduire tout spectateur qui aurait jusque là rechigné à embarquer. Sans s’arrêter sur chacun des protagonistes (le rôle tenu par Lollobrigida est saisissant de naïveté), la phase Porto Vato du film, la plus longue en durée, est donc celle de la réunion des archétypes apparaissant en tant que tels par la confrontation comique des  symboles qu’ils émettent. Ce qui plait dans cet humour hustonien dont la patte de Capote au scénario est une incontestable valeur ajoutée, c’est aussi le processus d’association sonore qu’il élabore pour chacune des phases de la narration, système facile, mais ô combien réjouissant. Toujours dans la première partie, le fond sonore est saturé par le bruit d’une fanfare (dont la présence n’est pas vraiment justifiée) quand ce n’est pas par celui des cloches de Porto Vato.

La seconde partie est associée aux hurlements du capitaine du Nyanga qui, lorsque dessaoulé, s’efforce de témoigner sa suractivité à son équipage. En mer, le couple Chelm, Billy, son épouse, et les quatre escrocs, tous en route pour l’Afrique, ont du mal à cohabiter étant donné les mauvaises intentions de certains pour, au final, réaliser que dans cette histoire, personne n’est vraiment clair. Soucieux d’apaiser ces tensions, Huston trouve une solution radicale, parmi les plus abracadabrantesques, que nous préférons laisser au spectateur l’heureux loisir de découvrir.

L’ensemble débouche sur la dernière phase du récit, lorsque les personnages sont faits prisonniers par un lieutenant de police tunisien. C’est alors qu’apparait un Bogart plus que jamais maître dans l’art de la manipulation. Et pour exemple, cet échange qu’il entretien avec le fonctionnaire : « Diriez-vous qu’à Paris, lui demande ce dernier, parmi le beau monde, est-ce la Roll’s Royce ou la Cadillac qui est considérée comme la plus chic? » Ce à quoi Billy rétorque : « Ce n’est pas un problème : un homme de votre rang doit avoir les deux ». Il faut voir le facial affiché par Bogart lorsqu’il formule cette réponse!

Dernier prétexte pour ne pas rater une projection de Beat the Devil : la scène d’accident en voiture  au début du film est d’anthologie. Alors transportés par un chauffeur italien fainéant et maladroit, Billy et Peterson sont obligés de pousser le véhicule qui tombe en panne, à tel point que celui-ci leur échappe pour s’engager à toute vitesse dans une route sinueuse. Plus encore, l’idée derrière cette séquence en dit long sur l’esprit dans lequel le film est né : peu avant le début du tournage, en route pour des repérages, Bogart et Huston étaient conduits par un italien hésitant qui finit par foncer dans un mur. Quelle ne fut pas la surprise du cinéaste qui découvrit, après avoir repris conscience, que l’acteur venait de perdre ses dents de devant dans le choc ; incapable d’aligner deux mots sans se faire comprendre, Bogart avait dû subir une opération et commander de fausses dents. Racontée par Huston, cette anecdote lui offrait à chaque fois l’occasion de partir dans un incontrôlable fou rire avouant que non seulement cet évènement lui avait permis de retrouver son inspiration, mais d’offrir indéniablement à sa dernière collaboration avec Bogart le dynamisme, la fraicheur et l’originalité qu’on lui connait.   



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Critique publiée le 5 octobre 2010.