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Life During Wartime (2009)
Todd Solondz

Pardonne beaucoup aux autres; à toi, rien

Par Laurence H. Collin
« Je ne veux pas que la controverse escamote l’expérience de regarder le film lui-même. » -Todd Solondz

L’embrouillement, l’inconfort, la répulsion : à la vue d’une dizaine d’enfants diversement handicapés performant une chorégraphie sur une épouvantable chanson de « christian pop » dans Palindromes, impossible de ne pas effleurer, au minimum, une gamme de sentiments aussi dérangeants. Le tableau paraîtra carrément aberrant pour certains, et tout à fait désopilant pour d’autres. Tel est le cinéma de Todd Solondz : ses diffamateurs comme ses enthousiastes auront à affronter la contrariété nez à nez, tous placés dans une position les forçant pratiquement à disséquer la souche de leur rire jaune. Ce ne sont pas les exemples de la sorte qui manquent dans sa filmographie : on pourrait remonter jusqu’aux mésaventures typiquement prépubères de la Dawn Weiner de Welcome to the Dollhouse, ou encore jusqu’aux déboires de Bill Maplewood, iconique pédophile de Happiness ayant certifié la voie choisie par le cinéaste, pour faire ressortir quelques équivalences. Quinze ans et quatre longs métrages après Dollhouse, l’accumulation de tels personnages et séquences aura donc permis au spectateur dévoué de porter un regard plus éclairé sur l’oeuvre de Solondz. S’il était plutôt ardu d’y voir autre chose qu’un canevas nihiliste et provocateur au premier coup d’oeil, les histoires du réalisateur auront su nous partager une grande sagesse philosophique : cette précieuse invitation à couper le cordon avec nos jugements moraux simplistes. Grosso modo, c’est une forte impression de lassitude, de futilité quant à nos outrages antécédents qui se manifeste suite au visionnement de Life During Wartime.

C’est sans doute le désenchantement radical de tous ses opus précédents qui aura autant divisé les spectateurs, lui prévenant une réelle percée dans la « zone populaire » du cinéma indépendant américain. Car on avait affaire à un portrait en trois actes où le bonheur véritable n’est qu’apparent ; un portrait où il est signalé que la famille, ces chers êtres que nous côtoyons depuis notre naissance, sont peut-être la source de nos appréhensions les plus ancrées envers nous-mêmes et de notre rapport figé avec la société. Bref, durant les années séparant notre rencontre initiale avec les personnages de Happiness, les choses semblent avoir changé, quoique pas nécessairement pour le mieux. Tout d’abord, la toujours aussi anxieuse, mais pleine de bonne volonté, Joy Jordan (Shirley Henderson, remplaçant Jane Adams) est dorénavant mariée à Allen (Michael K. Williams, remplaçant Philip Seymour Hoffman), s’efforçant de rester positive quand les troubles de ce dernier (appels obscènes et drogues dures) en viennent à le démoraliser complètement. Ayant décidé de rendre visite à sa soeur aînée Trish (Allison Janney, remplaçant Cynthia Stevenson), Joy aura à gérer la visite impromptue du fantôme de Andy (Paul Reubens, remplaçant Jon Lovitz), ancienne fréquentation s’étant donnée la mort il y a de cela plusieurs années. Trish, quant à elle, s’est relocalisée avec sa famille en Floride depuis l’incarcération de son ex-mari pédophile Bill (Ciaran Hinds, remplaçant Dylan Baker), assurant son ménage qu’elle est tout à fait prête à se remarier avec Harvey, un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire (Michael Lerner, dans le rôle du père de nulle autre que Dawn Wiener). Finalement, du côté d’Helen (Ally Sheedy, remplaçant Lara Flynn Boyle), le succès monstrueux qu’ont remporté ses écrits semble avoir amplifié son caractère névrosé et son manque criant de considération pour le sort d’autrui.

Flottant d’un train à l’autre à travers le pays dans le but de redécouvrir la famille que ses actes déviants lui ont fait perdre auparavant, la figure affligée de Bill Maplewood pourvoie à Life During Wartime son élément le plus proche d’un élan narratif. Alors que les développements dans les vies intimes respectives des soeurs Jordan s’empilent, l’arrivée imminente de Bill menace de faire chavirer le confort relatif que Trish et sa famille ont su regagner. En attente d’une certaine catharsis dont le spectateur doute fort de l’arrivée définitive, le film de Solondz accumule les conversations dans un décor banlieusard plastique pour éclairer les nombreuses quêtes de sens qui nous ont été introduites onze ans plus tôt. Dans l'une des scènes les plus marquantes du lot, Bill fait la rencontre d'une femme âgée aigrie (remarquable Charlotte Rampling) qui dit pouvoir lire dans son regard sa personne entière. Mais ce rapprochement qui ne devait que durer le temps d'une partie de jambes en l'air prendra soudainement des airs de pseudoconfrontation conjugale. Sans même se révéler les bavures de leur passé, le « couple » semble s'échanger tous les écueils que même l'amour dans l'union matrimoniale ne peut surmonter. Dans l'univers proposé, la confiance telle qu'on la retrouvait dans le mariage de Bill et Trish dans Happiness est décidément impossible. Au mieux, elle est aussi artificielle que le gazon des pelouses floridiennes; au pire, sa lâcheté ne tient qu'à un fil.

La voix résonnant le plus fort dans le choeur, cependant, est celle de Timmy (Dylan Riley Snyder), le fils cadet de Trish. Maintenant en pleine préparation pour sa bar-mitsvah, le rôle de l’enfant relégué à l’arrière-plan dans Happiness permet ici à Solondz d’émettre un poignant discours sur la notion du pardon qui se révèle d’autre part - il faut le voir pour le croire - totalement dépourvu de cynisme. Bien plus qu’un gamin précoce au visage couvert d’éphélides articulé dans le but de transmettre les pensées philosophiques de l’auteur (fonction étant facilement applicable à d’autres personnages de l’ensemble), le personnage de Timmy surgit dans la vision de Solondz tel un jet de lumière discret, mais immanquable. D’une part, puisque les questionnements sur le bien, le mal et la sexualité qui lui sont attribués correspondent parfaitement à ceux d’un vrai préadolescent entrant dans sa puberté. D’autre part, puisque la conclusion sur laquelle ses réflexions débouchent prend d’assaut le dur aphorisme ayant catégorisé une large partie des quatre volets précédents du cinéaste. Communiquée dans un échange avec Mark, le fils de son nouveau beau-père (autre évadé de Welcome to the Dollhouse, qui s’était d’ailleurs pointé dans Palindromes pour verbaliser qu’il sera toujours impossible pour l’être humain de changer), la vérité indélébile servie par le formidable jeune acteur atterrit comme un véritable coup de poing au plexus du spectateur : « I don’t care about freedom and democracy. I just want my father. »

À mille lieux des conclusions sardoniques ayant ponctué chacune de ses œuvres - l’exécrable et bassement provocatrice réplique finale du pourtant très intéressant Storytelling venant en tête - le message de ce dernier film d’un auteur contournant habituellement à tout prix tout ce qui pourrait se lire comme une « morale » quelconque permet pratiquement à Life During Wartime de se hisser au sommet de l’oeuvre de Solondz. S’il aura fallu pédophilie, meurtres et de nombreux suicides sur une période de quatorze ans pour que la forme d’amour la plus instinctive de la gent humaine - cette connexion innée envers ceux qui partagent notre sang - ait finalement droit à sa médaille de pérennité, alors ainsi soit-il. On dit que le temps a le pouvoir de tout absoudre; les onze années de gestation de ce Life During Wartime n'ont jamais été intentionnées dans le but de recoller les pots cassés, mais à tout le moins, les morceaux sont ramassés.
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Critique publiée le 15 septembre 2010.