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Mariages (2001)
Catherine Martin

La théorie des a(i)mants

Par Mathieu Li-Goyette
Extérieur. Jour. Travelling latéral et courbe recoupant le sentier. Yvonne (Marie-Ève Bertrand) fait la rencontre de Charles (David Boutin) à l’orée du bois. Sur papier, sur l’écran que vous scrutez, l’idée est simple. Nous avons deux personnages se rencontrant, un intérêt amoureux se créant et un sens se développant dans un film jusqu’ici confiné à la famille d’Yvonne. Avant ce plan, Charles n’était qu’un personnage aperçu rapidement à l’arrière d’une scène dont le propre m’a déjà échappé. Au contraire d’un trop commun langage, le travelling du premier long métrage de Catherine Martin refuse le découpage classique et cadre ces deux corps se voyant pour la première fois. Redressement impromptu de la colonne de la femme, progression lente, mais sûre du haut du corps de l’homme vers elle, leurs silhouettes parlent ici plus que la spiritualité si chère à la réalisatrice. Elle lui dit « non », il lui répond « oui » et, elle, plus rapide que ses avances, quitte rapidement vers la droite le laissant à l’hors-champ - nous sommes toujours aussi éloignés de leurs corps, donc de leurs visages. La caméra part alors vers la droite; Yvonne est la protagoniste, l’aimant du film sur laquelle se braque l’oeil de la caméra pour la suivre. Charles, lui, est un accessoire, un alibi aux périples physiques et psychiques de la jeune adulte. La caméra fait donc cette courbe et coupe la fuite de cette dernière. Tout à coup, elle est plus près, son visage se découvre, son air tourmenté aussi et, en profondeur de champ comme point final d’une longue phrase, Charles est au loin. Le dernier plan, comme le premier, prend plusieurs sens alors que l’image de l’homme rétrécit au loin - un départ - tout en rétrécissant aux côtés du visage de la femme occupant les deux tiers de l’image - il lui manque déjà.

Mariages est un film ainsi fait. Un film à la recherche d’une causalité là où il n’y a que la nuance des hommes. Un film où la marâtre Hélène (Guylaine Tremblay) est d’une méchanceté inexpliquée et où la magie et le rituel d’une vieille tante n’est pas plus plausible que la statue de sel déterrée lors du déménagement d’un cimetière. Décédée depuis près de vingt ans, le corps de la femme, la mère d’Yvonne, est intacte. Le quotidien de sa fille, lui, porte sur l’espérance d’une échappatoire à la promesse d’être soeur dans un couvent (un devoir que lui a obligé de promettre Hélène). L’idée de ce plan dont nous parlions, même s’il arrive au moins une fois la moitié de l’oeuvre entamée, définira le cinéma de Catherine Martin. Un art de la rencontre, mais pas nécessairement du dialogue, des sens et des corps rapprochés et éloignés, sortes d’aimants à la polarité chancelante, qui se confirmera aussi par sa rareté dans le panorama du cinéma québécois contemporain.

Concernant le cadavre catapulté tôt dans le film, il n’en faudra pas plus pour le déclarer saint et chambarder le quotidien d’un village canadien-français de la fin du dix-neuvième siècle. Non pas un film d’époque, Mariages cherche à filmer le point de rupture entre la tradition des villages et la quête des villes. C’est donc un conte. Pas que le détail et le raffinement de la direction artistique propre au film d’époque n’y soient pas, mais il n’est pas l’attraction de l’oeil de la caméra. Comme il y a des Mizoguchi et des Kurosawa, des films au réalisme magique et des films au réalisme tout court, il y a un film de Catherine Martin, Mariages, se distinguant de la petite masse passable, mais souvent médiocre, d’oeuvres « commémoratives » (Le survenant, Nouvelle-France, Aurore). Soyons clairs, le catholicisme n’est pas l’enjeu ici, mais bien le sacré et la transmission, via la femme, d’une lignée à une autre. Le traitement du film, comme des séquences marquées clairement en épisodes à l’aide d’intertitres, rehausse l’idée du conte et du rituel. Ce protocole est essentiel - le pèlerinage de Mariages ayant l’ambition d’être le pèlerinage d’un certain Québec vers sa très incertaine modernité -, nous renvoie à d’autres oeuvres de la réalisatrice où la filiation est aussi importante (Les dames du 9e, 1998) et annonce son désir de parler de la nation en tant que collectivité dont les aspirations ont été minées par un mal jugé trop longtemps nécessaire : la soumission.

Non pas tyrannique, Catherine Martin ne raconte donc pas, exception à la règle de notre cinéma national, l’histoire d’une martyre quêtant la Félicité divine, se sacrifiant pour la communauté dans le but qu’une conscience unie en émerge. Si Hélène ressemble tant à la belle-mère Marie-Louise de La petite Aurore l’enfant martyre (Jean-Yves Bigras, 1952), c’est qu’elle est, ici-bas dans notre Bas-Canada, le croque-mitaine de l’imaginaire québécois, la vielle dame venue remplacer, pour résumer la thèse de Weinmann dans son Cinéma de l’imaginaire québécois (1990) notre vraie mère (la France) qui, par dégoût, abandonna jadis son enfant mort-né (le Québec). En ce sens, l’Ingrid Thulin bergmanienne Hélène (la vilaine femme du Silence ou de Cris et chuchotements) influence peut-être le sens premier de Mariages et lui donne les attributs d’une oeuvre traitant avant tout de l’influence nauséabonde qu’un tel caractère à sur une jeune fille, certes, plus vieille que notre légendaire Aurore, mais dont la relation passée - le père d’Yvonne, relativement absent, contribue à renforcer l’idée - ne peut avoir été qu’une enfance malheureuse. Autrefois petite Aurore du coin, elle souhaitait simplement revoir sa mère et s’amuser dans les champs. Aujourd’hui grande, Yvonne peut se défendre physiquement, mais pas contre la tradition et la hiérarchie familiale présidée par la soeur de la mère en statue de sel, Sainte veillant sur une famille décomposée à l’ère ou, supposément, le terroir du Québec ne pouvait enfanter que des pousses pures et unifiées.

Il est donc question de mariages ici. Grande Yvonne-Aurore, après avoir survécu, souhaite aujourd’hui se marier. Puisque tout n’est jamais gagné d’avance, elle devra s’enfuir à la recherche d’un prince charmant idyllique, car son amoureux promis se désistera comme il se doit dans le pays du bon sens et de la non-aventure; le cinéma québécois a sans cesse analysé ses torts dans la psychanalyse collective - dans le meilleur de ses dialogues, Jean-Philippe Duval faisait dire à son Dédé Fortin que la province entière devrait « faire un tour chez le psy » - et non pas l’allégorie d’une grande aventure, car notre récit fondateur est défaitiste et non pas victorieux. Prenons cette idée et replaçons-là méticuleusement dans Mariages et nous avons comme résultat l’épilogue où Yvonne quitte le domicile familial. Une coupe au montage plus tard, elle est dans une riche maison montréalaise, anglaise de surcroît, et se prépare à enfiler un habit de servante. De campagnarde au corps promis à l’église, elle deviendra la main-d’oeuvre d’une métropole en construction, future ville grise et aliénante comme l’Alexandre Chenevert de l’écrivaine québécoise Gabrielle Roy le deviendra à servir machinalement les clients de sa banque. L’histoire de Mariages, c’est l’histoire d’un Québec glissant peu à peu de son unité à un individualisme perdurant jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’il y a eu cette statue de sel et cette intrusion du sacré dans le quotidien des gens, parce que ce même sacré a initié tant de mauvais sentiments de la part d’Hélène ou de remords chez les proches de la mère.

« Ce fut cette constatation d’ordre pratique qui, en fin de compte, emporta le mieux la résistance d’Alexandre et le lança vite, très vite, sur le chemin de son bonheur individuel. » (Alexandre Chenevert par Gabrielle Roy, p. 140).

Mais attention! Nous n’en avions pas terminé avec ce film. Près de notre écrivain Ringuet ou de notre dramaturge Hébert comme Lauzon pouvait l’être de Ducharme ou de Ferron, Catherine Martin, avec ce premier long métrage, n’inventa peut-être pas de nouvelles grandes thématiques pour la poétique déjà défendue par les anciens écrivains et écrivaines cités ci-haut, mais apporta certainement un souffle nouveau à ce septième art d’ici si peu conscientisé à ses deux grandes soeurs, la poésie et la littérature. Penché sur ces oeuvres lors de maigres adaptations (Le survenant, pour ne citer que le plus automatique - sans intervention humaine réellement intéressante), le cinéma québécois n’est que rarement le solliciteur de telles images - Jean-Claude Labrecque, derrière la caméra de Mariages, y est certainement pour quelque chose - et d’une telle critique de son ascension à la maturité. Oubliant nos contes comme nous oublions la provenance du « Je me souviens » national, c’est dans le personnage de la vieille « sorcière » du coin, généreuse et complètement bonne, que se concrétise à nos yeux le plus beau du monde quitté par Yvonne lorsque la ville, elle, comme chez Ringuet, ne semble pas offrir aucun support de la sorte. Après sa brève escapade, Yvonne, ayant perdu sa force toute présente dans le travelling qui ouvrait notre dialogue - force s’étant dissipée, supposons, par son passage en ville - se voit être le nouveau métal tiraillé entre ses a(i)mants éloignés dont les forces additionnées contribuent à déchirer sa bonne conscience. L’angoisse s’installe. Les mariages se concrétisent enfin et scellent son destin. Le vent souffle dans ce dernier plan imaginaire et c’est au gré du courant que se poursuit le périple d’un pays mal entamé.
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Critique publiée le 31 août 2010.
 
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