WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Océan (2002)
Catherine Martin

Élégie ferrovière

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Dans son célèbre livre Le temps scellé, Tarkovski affirme que « l'art nous fait appréhender le réel à travers une expérience subjective. » (p. 47) On peut difficilement trouver plus belle et plus simple voie par laquelle aborder et absorber le cinéma de Catherine Martin; un cinéma du rapport au monde qui, au-delà du simple regard, cherche à rendre le spectre complet de notre contact avec les choses. Il y a bien entendu un sujet dans Océan, un trajet qui crée un authentique flot narratif. Ce pourrait être le sujet d'un reportage, sur la lente agonie du réseau ferroviaire canadien. Mais Martin y filme plutôt un regard se posant sur cette réalité, et met en scène un corps fantôme dans cet espace. La caméra s'y fait présence face au silence et face au vide; elle semble à la fois invisible (en ce sens où le réel tend à se dérouler comme si elle n'était pas là) et matérielle (comme si elle incarnait un corps, enracinait un regard à même le réel).

Le rapport qu'entretient le cinéma de Catherine Martin avec le vide est, faute d'un meilleur terme, contradictoire. Son image l'embrasse, mais son discours le craint. Le vide, c'est cette incapacité de donner un sens au monde, de voir la beauté en lui, qui emporte Carole à la fin de Dans les villes. C'est aussi les wagons vacants d'Océan, qui annoncent la fin d'une ère et la mort d'une tradition. Mais c'est paradoxalement l'espace que laisse le montage au spectateur pour s'installer à même les images, l'espace habitable du cinéma par lequel il peut lui-même devenir lieu de réflexion. Le cinéma donne-t-il un sens au vide? Chose certaine, le vide est un peu la respiration du langage cinématographique comme le silence peut l'être à la musique. Catherine Martin l'a très bien compris, et si Océan possède une ligne directrice esthétique, c'est cette mise en images de l'absence conjuguée très habilement à une trame sonore presque muette.

Cette sobriété confère une atmosphère élégiaque à Océan, comme si ce voyage était le dernier qu'allait faire ce train liant Montréal aux Maritimes. Sur sa route, les gens se souviennent (ou non) d'une époque où le train faisait partie du quotidien, s'inscrivait dans le mode de vie et correspondait encore à certains mythes, devenus légendes depuis. Il n'y a rien de romantique dans ce regard que porte Martin sur cette réalité, à part peut-être dans les voix qui s'élèvent pour évoquer un passé dont ils sont la trace et la survivance. Le train devient alors, plus encore qu'un moyen de transport entre un point A et un point B, une manière de faire revivre au présent un passé dont il ne restera bientôt presque rien. Il devient pour la cinéaste un moyen d'éveiller le souvenir, un catalyseur par lequel éveiller l'Histoire qui sommeille sous la surface du présent, au plus profond de l'esprit des gens le peuplant.

C'est en ce sens aussi qu'Océan est « expérience subjective », par cette fonction de porte-voix que la caméra s'y propose de prendre face aux subjectivités se succédant devant elle. Même dans la pratique banalisée de l'entrevue, la réalisatrice trouve son propre chemin; elle n'en fait pas tant une « rencontre » qu'une « occasion d'expression », cédant un moment les rennes de son film aux interlocuteurs qu'elle croise. Cette caméra, au service de l'autre, ne sillonne pas le monde à la recherche d'images et de mots pouvant confirmer une thèse préétablie ou appuyer un propos déjà formulé. Elle trouve dans le réel sa raison d'être, donnant au lieu de prendre. Elle s'offre aux individus qu'elle croise, entrecoupant cet acte de générosité de séquences où elle s'adonne à l'acte plus individualiste de la contemplation.

Ici, Océan devient méditation personnelle. Le regard s'installe dans le train, y regarde le temps s'écouler, observe le mouvement et l'immobilité dialoguer. Le train, modernisé et aseptisé, a perdu de son aura mystique; mais les paysages défilant à un rythme constant, dont les contours s'effacent au profit de la texture, conservent un peu de cette beauté particulière, si chère à la cinéaste. Ces images contiennent l'écoulement du temps, en font un principe sensible, un phénomène tangible. Comme si l'acte de tourner était une manière de renouveler le contact avec cette réalité, de la redécouvrir. C'est en ce sens que le projet de Catherine Martin reste le même, dans le registre du documentaire comme de la fiction. Peut-être apprend-t-elle du documentaire cette sensibilité qui s'exprime dans ses fictions. Chose certaine, sa caméra se laisse dans un cas comme dans l'autre hypnotiser par le monde.

Le cinéma, en se laissant ainsi séduire par le réel, devient révélateur de sa beauté. Voilà qui nous ramène encore à Tarkovski, à ses mots autant qu'à ses films : « En parlant de l'art comme d'une aspiration vers la beauté, affirmant que l'idéal est le but vers lequel tend l'art, et que l'art s'enracine dans cette soif d'idéal, je ne prétends pas que l'art doit se tenir loin de la « boue » du monde. […] La laideur a de la beauté et la beauté a de la laideur. Le monde est pétri de ce prodigieux paradoxe qu'il poursuit jusqu'à l'absurde ». (p. 48) Les images de Catherine Martin ne se bornent pas à la définition plastique de la beauté, cherchent la beauté là où elle peut sembler de prime abord absente. Elles contemplent le vide, cherchent en lui une vérité profonde qui contient la véritable beauté du monde. Voilà pourquoi, même dans les ruines et même dans la mort, l'objectif de sa caméra trouve à exprimer une raison d'être au monde.
7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 31 août 2010.
 
liens internes
Entrevue avec Catherine Martin (par Mathieu Li-Goyette)
Trois temps pour Catherine Martin (par Mathieu Li-Goyette)