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Castaway on the Moon (2009)
Lee Hae-jun

Le goût de l'espoir

Par Clara Ortiz Marier
Sur un pont surplombant le fleuve Han, un homme se tient du mauvais côté de la rambarde. Une voix au téléphone lui explique la somme alarmante de ses dettes, plus les intérêts et les pénalités pour les versements impayés. Plus sûr que jamais de ce qui lui reste à faire, l'homme sur le pont ferme son cellulaire et saute. Mais la mort ne se trouve pas si facilement et le pauvre homme pour qui tout semble avoir échoué dans la vie, parvient même à manquer son suicide. Recraché par les eaux, notre rescapé se réveille sur une berge et réalise bien vite que la malchance, dont il a encore une fois été victime, l'aura fait s'échouer sur une île déserte en plein coeur du fleuve Han. Pourtant, non loin de là, on peut voir les gratte-ciels et les immeubles à logements, mais impossible pour lui de regagner la civilisation : il ne sait pas nager et toutes ses tentatives pour demander de l'aide échouent. Comment alors se sortir de ce mauvais pas? Mais surtout, pourquoi? Pour retourner à sa piètre existence, endetté, sans travail et récemment largué par une copine froide et méchante? Cette île dont il est prisonnier est-elle vraiment le piège ultime que la vie réservait à notre protagoniste?

Certes, ce dernier devra faire preuve d'inventivité (un peu comme Tom Hanks l'avait fait sur sa propre île déserte) et affronter les obstacles auxquels un naufragé se voit confronté (eau, nourriture, hygiène, abris, etc.). Mais au fil des semaines, l'isolement qui l'aura initialement fait paniquer se révélera une bénédiction. Loin de ses soucis financiers et du stress quotidien de la grande ville, une nouvelle vie commence pour lui, une vie simple et sans artifices sur laquelle il a un certain contrôle. Son état de désespoir initial glisse tranquillement vers celui de l'acceptation paisible, son objectif n'étant donc plus de se sauver de l’île, mais bien de rendre son existence sur celle-ci plus agréable et profitable en retournant à l'essentiel. Malgré quelques similitudes (clins d'oeil?) presque inévitables, ce film n'est pas qu'un remake décalé du très connu Cast Away (2000) de Robert Zemeckis. En effet, Castaway on the Moon ne fait pas que s'en tenir aux clichés de l'histoire classique du naufragé. À la solitude presque volontaire de notre rescapé sera bientôt confrontée celle de Kim, une jeune femme hikikomori, et le récit, jusqu'ici tout de même assez insolite, prendra une tout autre tournure.

Peu connu en Occident, le phénomène du hikikomori est pourtant très répandu en Asie, en particulier au Japon où il atteint près d'un million de personnes. Hikikomori est un terme utilisé pour désigner ces adolescents ou jeunes adultes qui vivent chez leurs parents et qui, trop accablés par les pressions du monde extérieur (stress, carrière, performance, image sociale), décident de s'isoler complètement en restant cloîtrés dans leur chambre pendant des mois, voire des années. Alors voilà que Kim, la deuxième protagoniste de notre histoire, n'est pas sortie de sa chambre depuis maintenant trois ans. Respectant une routine très précise, la jeune femme se lève tous les jours à la même heure, calcule les calories qu'elle ingère, fait de la marche sur place pour rester en forme, prend de l'air frais en se tenant devant un ventilateur, communique ses besoins par messages textes à sa mère lorsque celle-ci tente de lui parler à travers sa porte de chambre cadenassée. Mais le plus clair de son temps, elle le passe devant son ordinateur, parmi les déchets et autres objets de toutes sortes qui encombrent son univers. Sur internet, facile de s'inventer une personnalité, une image, une vie, sans même avoir à sortir de chez soi, sans avoir à affronter la réalité.

À la fin de la journée, lorsque Kim ne travaille plus à entretenir cette vie virtuelle, elle s'occupe en prenant des photos de la lune, dont la tranquillité et la surface vierge la rassure et la fascine. Puis, un jour, alors qu'elle scrute la ville à l'aide de son puissant appareil, voilà que son regard se pose sur ce naufragé du fleuve Han, cet étrange personnage prisonnier de l'île Bam. Paniquée par ce contact inusité avec le monde extérieur, Kim ne saura comment réagir. Incapable d'oublier cet homme mystérieux, elle verra sa minutieuse routine être complètement bouleversée. Ainsi, malgré la distance et leur isolement respectif, les deux protagonistes, bien qu'ignorant tout l'un de l'autre, parviendront à entrer en contact et à trouver réconfort dans cette rencontre inattendue.

Le film est donc construit autour du contact qui s'établit entre ces deux marginaux qui auront volontairement décidé de tourner le dos à une existence soi-disant normale. Grâce à un récit très bien ficelé et merveilleusement mis en scène, à une photographie sensible et délicate, et à un rythme sans faute, le film réussit très vite à nous captiver et à nous faire plonger dans l'univers improbable de ces deux « naufragés de la vie moderne ». Les deux acteurs, remarquables, portent l’effort sur leurs épaules et parviennent à nous faire rire et pleurer, puis rire encore, parfois même dans l'espace d'une scène. Dans une sorte de huis clos dédoublé, dont les possibilités narratives sont très bien exploitées, l'inventivité est au rendez-vous et le récit se révèle truffé de petites trouvailles et d'idées géniales. Malgré quelques éléments improbables que l'on accepte vite d'oublier, le film demeure très bien construit et très touchant de par son attention qu’il porte aux détails; un tremblement de la main, un gros plan sur une bouche qui esquisse un sourire, un soupir, un souffle retenu, une dose d'espoir prenant la forme d'un bol de nouilles aux fèves noires…

Pourquoi certaines personnes ressentent-elles le besoin de se cacher derrière leur écran d'ordinateur pour s'inventer un quotidien? Jusqu'où ce genre de comportements peut-il aller? Voilà des questions que ce film, sous des traits fort simples, parvient à soulever. Car ces individus isolés dans leur solitude tels des naufragés finissent souvent par perdre leurs repères, leurs notions du bien et du mal, leur rapport au réel étant complètement déréglé. Dans le cas de cette oeuvre en particulier, les deux protagonistes, incapables de se connecter avec d'autres individus, en viennent d'ailleurs à une perte de repères inquiétante. Ainsi, alors que Kim observe son compagnon de solitude par la lentille de son appareil photo, son réflexe ne sera jamais de venir en aide à cet homme ou d'alerter les autorités pour qu'il soit rescapé. Au fil des semaines, le naufragé de l'île Bam retournera vers une sorte d'état sauvage, méfiant et courant aux abris au passage des bateaux de croisière, son isolement forcé devenant volontaire. Il faudra qu'une marginale, recluse dans sa chambre depuis trois ans, le contacte et lui vienne en aide en lui permettant, d'une certaine manière, de rester connecter avec la réalité. Mais cette aide se révélera réciproque et cette relation offrira la possibilité à la jeune femme de se sortir de sa condition et à réintégrer le « vrai monde ». Ainsi, Castaway on the Moon propose, à travers son récit, une réflexion sur le phénomène alarmant du hikikomori et une subtile critique de la société contemporaine tout en parvenant à combiner les extrêmes : fantasque et dramatique, amusant et touchant.
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Critique publiée le 2 août 2010.