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Jules et Jim (1962)
François Truffaut

Le tourbillon de l'envie

Par Sophie Pomella

Le triangle amoureux est un sujet depuis longtemps évoqué au cinéma. Des amours adultères aux véritables trios, l’exploration d’autres figures amoureuses que le couple semble être un vrai sujet cinématographique. Une femme, deux hommes (ou l’inverse) et autant de possibilités filmiques qui ont traversé les époques. Récemment encore, Les chansons d’amour de Christophe Honoré ou Les amours imaginaires de Xavier Dolan esquissaient avec finesse et drôlerie ces sentiments écartelés.

En 1962, François Truffaut signe Jules et Jim, son troisième long-métrage, adapté d’un roman du même nom d’Henri-Pierre Roché. Il y raconte l’histoire d’un amour éperdu : celui de Jules et Jim pour Catherine et celui de Catherine pour Jules et Jim. L’histoire d’un amour compliqué, parfois à contretemps, souvent brutal et finalement tragique. Car Catherine est une femme de tête qui n’accepte aucun compromis. Incarnant la femme moderne, celle qui refuse l’exclusivité ou l’enfermement, elle choisit au gré de ses désirs, d’aller et de venir, d’être là ou de partir, de souffrir ou de faire souffrir. Ainsi, Jim et Jules, l’un Français, l’autre Autrichien, sont des amis « à la vie, à la mort » et des « Don Juan » romantiques en quête de la femme parfaite. Cette figure féminine idéale, représentée sous les traits d’une statue grecque, ils la trouveront en la personne de Catherine, incarnée par Jeanne Moreau. Dans l’un de ses premiers grands rôles, elle crève l’écran de sa personnalité sensuelle. Sa beauté si particulière apparaît sans doute comme la raison principale qui a fait de Jules et Jim un film culte. De sa voix grave et de ses regards percutants, elle efface parfois les deux personnages masculins, et pourtant centraux, de ce long-métrage. Dans un premier temps, elle choisit Jules, un écrivain doux et rêveur ayant des penchants mélancoliques. Par amitié, Jim accepte la situation, se contentant de passer du temps avec eux et de regarder la nuque de Catherine.

La Deuxième Guerre mondiale sépare le trio. Jim, parti au front, a plus peur de tuer Jules au détour d’une tranchée que de mourir lui-même. La guerre terminée, il retrouvera le couple, devenu les parents d’une petite fille, dans un chalet en Suisse. Il y restera. Une fois le trio reformé, la relation évoluera au gré des humeurs et des névroses de Catherine, des craintes de Jules et des pulsions de Jim.

Ce film, en noir et blanc et d’une durée d’une heure quarante minutes, a marqué toute une génération de jeunes gens dans le milieu des années 60. L’envie de Truffaut était double : adapter de la littérature au cinéma et présenter le personnage d’une femme qui contrôle sa vie amoureuse et qui obtient ce qu’elle veut des hommes.  En ce qui concerne l’adaptation, le cinéaste fait des choix innovants pour l’époque : au lieu de vouloir tout adapter et traduire en langage cinématographique, il choisit de conserver la trame littéraire par le biais d’une voix off qui accompagne toute l’oeuvre. Procédé banal aujourd’hui, il l’était moins dans les années 60. Cette voix littéraire qui accompagne les personnages est plutôt réussie, ni trop gênante ni trop prégnante. Elle n’empêche pas le réalisateur de nous livrer une mise en scène très subtile, même si d’un classicisme étonnant pour l’un des instigateurs de la Nouvelle Vague. C’est peut-être l’un des reproches que l’on peut faire à ce film qui n’est pas le meilleur de Truffaut : la mise en scène reste assez froide et impersonnelle, comme si le réalisateur était resté extérieur à ses personnages, comme s’il n’avait pas réussi à y mettre un peu de lui, de sa vie et de ses aspirations. Qu’on ne s’y méprenne pas, Jules et Jim demeure un film gracieux et brillant, mais peut-être un peu maladroit et moins aboutit que ce qu’on a voulu nous faire croire.

Ceci étant dit, François Truffaut parvient à créer l’un des personnages féminins les plus envoûtants du cinéma français. Le personnage de Catherine, d’une grande liberté et d’une grande folie, fascine par son refus d’appartenir à une norme ou de correspondre à l’image conventionnelle de l’épouse. Une scène, sans doute l’une des plus gracieuses du film, illustre parfaitement cette thèse. Alors que le trio s’apprête à sortir, Catherine se déguise en homme, portant un pantalon, un pull ample, une casquette de gavroche et une fausse moustache. C’est donc « entre hommes » qu’ils sortent boire et d’égal à égal qu’ils se confrontent lors d’une course sur un pont. Car ce que Catherine revendique, c’est d’abord une égalité homme-femme ou du moins une égalité amoureuse. Elle raconte ses nombreuses conquêtes, se fiche de son image de femme légère et s’affiche même avec d’autres hommes devant Jules et Jim. L’histoire qu’elle entretient avec un guitariste donne au film l’une de ses plus célèbres scène : celle ou Jeanne Moreau entonne Le tourbillon de la vie. Véritable hymne à l’amour libre, cette chanson devenue très populaire apparaît comme le symbole de ce film et de cette femme aux amours tumultueux. Toujours en accords avec les éléments naturels, si belle et à l’aise à la ville, à la montagne ou à la campagne, c’est finalement dans la relation amoureuse que Catherine ne parvient pas à trouver sa place. Cherchant tout au long de sa vie un mode relationnel qui la comblerait, elle se perd peu à peu dans sa propre quête. Elle, qui fuit la prison que représente le couple, se retrouve finalement prisonnière de ses aspirations. Le pouvoir et l’autorité qu’elle a sur les deux hommes de sa vie empêchent toute confrontation : personne n’est là pour lui imposer de limites. Cette liberté tant recherchée se retourne alors contre elle, contre eux. Et c’est finalement ce vertige-là que Truffaut parvient à mettre en images : en amour, la liberté peut-être le pire des enfermements. Et seule la mort peut délivrer ceux qui en souffrent.

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Critique publiée le 5 juillet 2010.