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Please Give (2010)
Nicole Holofcener

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Par Laurence H. Collin
C’est un sentiment qui nous atteint tous, mais à un degré incertain. C’est un type de désarroi qui ne se manifeste pas en grosses crises existentielles, mais bien sous la forme de plusieurs petites remises en question. Cette culpabilité de résider dans un charmant logement citadin alors que trois ou quatre itinérants errent sur le même pâté de maison, n’est-elle pas inévitable pour la classe moyenne supérieure? Fruit de la quatrième collaboration entre la réalisatrice Nicole Holofcener et sa comédienne de prédilection Catherine Keener, Please Give s’intéresse aux rapports ostensibles entre les gens de la ville simplement connectés par leur lieu de résidence ou leurs médiations économiques. En effet, quelles relations sont plus anodines (et plus absurdes) que celles que l’on entretient avec notre voisinage, nos connaissances de milieu, nos commerçants ou clients? En entrelaçant le quotidien de deux familles multi-générationnelles dans un quartier fort estimable de Manhattan, Holofcener pilote expertement cette lecture de sujets similaires à ceux travaillés dans ses oeuvres précédentes (notamment dans Friends with Money) sans jamais laisser le sérieux de ses thématiques obstruer les plaisirs de sa mise en scène candide. Il en résulte donc un film « modeste » sous tous ses angles, mais aussi éminemment disposé à se terrer dans la conscience du spectateur longtemps après son visionnement.

Au centre de Please Give se retrouve donc Kate (Catherine Keener), mère quadragénaire et propriétaire d’une jolie boutique d’ameublement dont les articles sont rachetés pour une somme parfois dérisoire aux enfants de parents défunts. Souciée des remords qu'incite son mode de vie très confortable, celle-ci tente de trouver un certain équilibre en donnant généreusement aux sans-abris qui l’entourent et en s’inscrivant comme bénévole dans divers organismes. Mais que ce soit en présence de personnes âgées ou de trisomiques, Kate se révèle bien trop troublée par la tristesse de son entourage pour être un coup de main efficace. Son mari Alex (Oliver Platt) a, quant à lui, une approche plus sereine en ce qui concerne leur train de vie, et sa fille de quinze ans Abby (Sarah Steele) virevolte constamment entre empathie et dérision pour ses parents. Leurs philosophies seront davantage creusées à partir du moment où ces derniers inviteront leurs voisines d’étage pour souper - on retrouve parmi celles-ci Becca (Rebecca Hall), technicienne en mammographie réservée habitant avec Andra, sa grand-mère grincheuse de 90 ans (Ann Morgan Guilbert) et ayant l’intention de s’occuper d’elle jusqu’à ses derniers jours, et sa grande soeur Mary (Amanda Peet), cosméticienne vexante et superficielle. Un élément mêlera le malaise au rapprochement momentané des deux clans : cet accord de laisser Kate et Alex, une fois Andra décédée, défoncer puis rénover l’appartement de leurs voisins afin d’agrandir le leur.

On a souvent louangé Holofcener pour son doigté remarquable, extrapolant des principes essentiels de la nature humaine à travers des circonstances désarmantes de simplicité. Le cas présent ne fait pas exception à la règle. Si la logique des personnages suivis nous paraît d’abord plutôt cartésienne, le dévoilement des zones grises ne tarde pas longtemps avant de s’entamer. Entre les politesses mal assumées de Kate et Becca ainsi que la franchise parfois mortifiante de Alex et Mary, l’écart de raisonnement paraît large à l’oeil du spectateur. Mais peu à peu, les moments de doute rapprochent ces duos aux bases d'apparence différentes. On ne parle pas ici de bonnes vieilles maximes faciles qui nous chantent que finalement « malgré nos différences, nous sommes tous pareils » ou qu’au fond « nous voulons tous être aimés également ». Non, il est plutôt question ici de ces rares occurrences où l’on établit un effort de communication réelle avec les gens que l’on croit déjà avoir « gagnés » pour s’expliquer nos différences fondamentales. Le couple ne laissera plus les embûches vulnérables de Kate leur signaler quelconques troubles conjugaux. Les soeurs cesseront de toujours confronter leurs priorités, c’est-à-dire celles d’une cosmopolite versus celles d’une ressource d’aide inconditionnelle. En considérant ces moments de grande sagesse émotive alignés par la plus jeune et de la plus vieille au coeur du récit, soit Abby et Andra respectivement, les quatre adultes s’ajusteront tout bonnement à faire leur part dans un rapport humain pour que tous puissent y vivre heureux (ou le plus près possible). Pour une oeuvre qui s’amorce sur ces disciplines sociales régies par l’argent, Please Give se révèle finalement d’une rare générosité dans ses théories sur la valeur des vies humaines, du réel.

Cela dit, il faudra se souvenir de porter une attention particulière à ces deux personnages tertiaires dont les crises et les moments gênants dissimuleront quelque peu leur bienfondé incontestable. Abby est une adolescente ingrate, très en proie aux sautes d’humeur et imposant ses complexes corporels à tous ; Andra est une vieillarde au caractère souvent pénible qui ne reconnaît que le minimum des pieds et des mains que l’on fait pour elle (ou que seulement Becca fait pour elle, en fait). Difficile d’entrevoir en elles un certain remède à nos contrariétés quand leur existence nous rend déjà la vie plus frustrante… Mais la caméra de Holofcener, patiente et concise, vient chercher tous les moments qui augurent une prise de conscience chez ses personnages. C’est le cas de ce double rendez-vous entre Becca et grand-mère ainsi qu’une patiente à sa clinique (Lois Smith, parfaite) et son charmant petit fils (Thomas Ian Nicolas, lui aussi parfait), cette ballade en campagne faite afin d’y voir les feuillages d’automne. Ce moment particulier, qui aurait fort pu s’afficher lourdement comme catharsis dans la progression du personnage de Becca, reste tout en retenue et ne semble vouloir exposer aucune certitude sur le dévouement, la condition féminine ou quoi que ce soit. Ce ne sera qu’un pas de plus pour Becca dans son cheminement vers une réalité plus juste envers elle-même, une réalité où elle ne restera pas continuellement dans l’ombre des femmes plus coriaces qu’elle.

Et pourtant, nous, public, captons un certain affranchissement, bien qu’il ne soit pas immense ou ouvertement optimiste. Dans la réalité, contrairement au grand écran, nous ne disposons pas de « progression psychologique » en tant que tel, et nous ne concluons pas chaque aventure qui nous est proposée, aussi petite soit-elle, avec un gros moment où nous réalisons tout le tort qui nous est fait et celui que nous faisons aux autres. Mais d'étranges demi-mesures de lucidité passagère sont bel et bien concevables, et comme la scénariste-réalisatrice parvient à pratiquement toutes se les accaparer (certaines avec plus de facilité que d’autres concernant les quatre personnages centraux), Please Give ne peut qu’être considéré comme un succès. Formidable directrice d’acteurs, Holofcener tire de sa distribution toute l’humanité nécessaire pour nous faire comprendre les décisions ambigües ou parfois carrément répréhensibles que prennent ces êtres complexes. Dans le cas de Keener et Platt, qui sont ici si excellents que cela en devient plus réconfortant que fabuleux, les textes sont franchement parmi les plus riches et les plus comiques qu’ils ont pu s’approprier depuis belle lurette (sans compter le fait qu’une bonne place leur a été laissée pour l’improvisation). Quant à Hall, il ne fait aucun doute que l’envol récent de sa carrière (signalée par sa composition pénétrante et sensible dans le Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen) présage encore d’aussi belles choses, alors que Peet navigue enfin avec brio dans la nuance en garce au bronzage surfait, mais qui est finalement loin d’être aussi vicieuse que les projections initiales du spectateur pouvaient le laisser croire. Oeuvre légère, mais importante, crue, mais sophistiquée, d’apparence désinvolte, mais extrêmement articulée, Please Give est un film à voir, à discuter et à faire rejouer en boucle dans sa tête.
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Critique publiée le 8 mai 2010.