WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

21 Grams (2003)
Alejandro González Iñárritu

Traverser la frontière

Par Jean-François Vandeuren
On nous dit souvent que la vie ne tient qu’à un fil. Peu importe notre cheminement en tant qu’individu et la bonté des gestes que nous posons, il suffit d’être au mauvais endroit au mauvais moment pour que tout chavire d’un seul coup. Chaque collaboration entre le réalisateur Alejandro González Iñárritu et le scénariste Guillermo Arriaga s’inspire de cette pensée pour édifier une profonde réflexion sur les répercussions à long terme de ces moments - qui ne durent bien souvent que quelques secondes - sur un ensemble beaucoup plus vaste que la bulle d’un seul et même protagoniste. Le duo semble également fasciné par la façon dont ce genre d’événements tend à unir les destins d’hommes et de femmes qui ne se seraient probablement jamais rencontrés dans d’autres circonstances et n’a pas son pareil pour souligner que même la pire des tragédies peut aussi être porteuse de bonnes nouvelles. Comme quoi le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres… Dans 21 Grams - tout comme dans le brillant Amores Perros d’ailleurs -, c’est un accident de voiture qui viendra chambouler et lier l’existence de trois personnages. Un ex-détenu converti au christianisme (Benicio Del Toro) sera à l’origine de cet incident qui coûtera la vie à un homme et ses deux filles, laissant dans le deuil l’épouse et mère des trois victimes (Naomi Watts). Celle-ci cherchera par la suite à noyer sa peine dans l’alcool et la drogue jusqu’au jour où elle fera la connaissance de Paul (Sean Penn), un professeur à qui l’on greffa le coeur du défunt mari de la jeune femme alors qu’on ne lui donnait plus que quelques semaines à vivre.

La particularité première du style d’écriture de Guillermo Arriaga demeure la manière extrêmement instinctive dont ce dernier manie la forme de ses récits, et ce, autant sur le plan narratif que dramatique. Le scénariste revient ainsi continuellement sur ses pas pour nous fournir les quelques bribes d’information qu’il nous manquait jusque-là pour cerner le sens d’une séquence bien spécifique, s’assurant par la même occasion que nous ne pourrons avoir une vision d’ensemble de chaque acte qu’à la tombée du générique de clôture. Si la façon dont Arriaga abordait la tragédie humaine et ses innombrables répercussions dans Amores Perros demeurait somme toute assez linéaire, ce dernier nous convie cette fois-ci à un casse-tête cinématographique tout ce qu’il y a de plus ambitieux. Et comme l’ordre dans lequel les événements du film nous sont rapportés s’avère capital dans 21 Grams, l’auteur se devait de trouver une manière originale et novatrice d’entrechoquer le destin de ses trois principaux personnages et de créer une dynamique filmique qui serait à la fois éclectique et intellectuellement stimulante. Arriaga fragmenta ainsi son intrigue en une multitude de segments durant généralement entre cinq secondes et un peu plus d’une minute qu’il dispersa sur un fil narratif qui n’aurait pu être plus chaotique. L’initiative n’a toutefois rien d’un vain exercice de style et suit plutôt une logique scénaristique élaborée avec la plus grande attention que soutient parfaitement Iñárritu grâce à une facture visuelle précise, mais laissée à l’état brut, dont le but premier est d’isoler chaque scène dans l’espace et le temps pour en faire ressortir la forte portée émotionnelle et dramatique, et ce, indépendamment de sa durée ou de sa disposition dans le récit.

L’emploi d’une telle démarche, et ce, autant sur le plan esthétique que narratif, s’avère d’autant plus pertinent vue la manière on ne peut plus calme et posée dont Arriaga scrute la psychologie de ses principaux sujets. Le scénariste définit ainsi la force de caractère de ses protagonistes en remplissant un à un les espaces laissés béants entre les séquences qu’il éparpilla précédemment sur la ligne du temps de son récit. Le tout permettra évidemment à Arriaga d’entretenir le mystère autour de cette intrigue déjà tout ce qu’il y a de plus prenante, même si la plupart des indices nécessaires à sa résolution nous seront fournis dès les premiers instants du film, éléments face auxquels notre perception sera toutefois continuellement appelée à changer en cours de route. L’enchaînement de plusieurs de ces segments servira d’ailleurs à mettre en évidence les constantes oppositions sur lesquelles repose l’essence de 21 Grams. Le scénario de Guillermo Arriaga suivra en ce sens les trajectoires de pentes dramatiques ascendantes et descendantes sur le point de se croiser, marquant dans la plupart des cas l’amélioration de la condition d’un personnage aux dépens de la détérioration de celle d’un autre. La retenue exemplaire avec laquelle sont traitées ces diverses situations ne fait qu’ajouter à la force d’impact déjà ahurissante d’un discours soulignant sans cesse l’appartenance d’une tragédie à une seule et même réalité dont les rouages ne s’arrêteront jamais de tourner pour personne. Une réflexion qui sera superbement illustrée lors d’une séquence d’une formidable lucidité au cours de laquelle le personnage interprété par Naomi Watts, qui viendra tout juste de perdre sa famille, devra prendre une décision rapide et éclairée afin d’autoriser un prélèvement d’organe sur le corps de son mari.

Le deuxième long métrage d’Alejandro González Iñárritu se veut donc une oeuvre d’une rare intensité dramatique qui n’a aucunement besoin de suivre un cheminement narratif classique, ou simplement linéaire, pour susciter une vive réaction chez le spectateur. Le réalisateur d’origine mexicaine troque une fois de plus raffinement esthétique pour une mise en scène beaucoup plus directe et réaliste véhiculant parfaitement l’imposante charge émotionnelle du récit dont elle fait état. Nous ne pouvons évidemment pas non plus passer sous silence la prestation phénoménale des trois principaux interprètes, qui offrent tous une performance d’une justesse et d’une amplitude inimaginables, parvenant sans aucune difficulté à rendre palpables les nombreux tourments habitant leurs personnages respectifs. De son côté, Guillermo Arriaga demeure égal à lui-même et signe un scénario complexe et étoffé dans lequel il traite d’un nombre impressionnant d’enjeux personnels et sociaux ordinairement ignorés par ce genre de prémisses. L’expérience pour le moins insolite proposée par 21 Grams réussit du coup à tenir la route jusqu’au tout dernier instant, en plus de demeurer étonnamment accessible malgré une instabilité narrative particulièrement déroutante. Quel est donc le poids de l’amour, de la culpabilité, du destin, de la justice, voire tout simplement de l’existence et de tout ce qu’elle implique - pour le meilleur et pour le pire? Nul ne saurait se prononcer clairement sur l’une ou l’autre de ces questions. Tous s’entendront néanmoins pour dire que si le vent peut emporter une vie d’un seul souffle, il ne pourra jamais en marquer la fin de façon définitive…
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 1er janvier 2008.