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White Noise (2022)
Noah Baumbach

Son parasite

Par Anne Marie Piette

Don DeLillo a choisi un titre des plus avisé pour son roman White Noise paru en 1985 — dont est tirée la nouvelle production Netflix de Noah Baumbach, après The Meyerowitz Stories (2017) et Marriage Story (2019). Clé de voûte pour accéder aux sous-entendus de cette comédie dramatique caustique, l’intitulé fait allusion aux bruits blancs. Qu’ils soient organiques ou mécaniques, ceux-ci ont des propriétés hypnotiques notoires — on les utilise notamment pour l’endormissement des nouveau-nés. Ils ont cette capacité à atténuer, voire à masquer les bruits environnants, à détourner provisoirement l’attention sur une stimulation extérieure et, symboliquement ici, à engourdir les consciences.

Sous l’égide du capitalisme et de la surconsommation encouragée par les médias de masse, les bruits blancs incarnent tantôt, en analogie au personnage du père de famille, Jack Gladney (Adam Driver), qui n’est autre qu’un professeur spécialisé en études sur Hitler et le nazisme, la manifestation schématisée à l’extrême et non sans sarcasme d’une insidieuse et dangereuse dictature économique dont la médiatisation sans borne est propre à coloniser les populations jusque dans leurs inconscients individuels ; tantôt une pique au sujet du « white noise » musical de la mouvance skinhead, tendance suprémaciste blanche venue de la radicalisation des prolétaires vers l’extrême droite et dont est dérivée la devise des Jeunesses hitlériennes. Le cumul de ces bruits blancs sédatifs se trouve enfin à être la manifestation d’une frayeur universelle de la mort, bouillonnement faisant office d’anesthésiant momentané à l’angoisse existentielle. Avec un humour mordant, on cherche ainsi à établir, dans le roman et le film, un lien entre peur de la mort et montée du fascisme : c’est-à-dire le besoin de s’en remettre à une figure supérieure, quelle qu’elle soit, pour éviter de basculer dans l’obscurité des ruminations morbides. En ce sens, Hitler, Elvis — personnages célèbres ayant leur place dans le récit — deviennent au même titre que Dieu, les médias de masse ou le pouvoir d’achat, autant d’entités destinées à engloutir cette angoisse [1], supprimant d’un même élan la solitude des âmes et toute forme d’autodétermination. « Et si la mort n’était qu’un son ? Un son parasite. Un son que nous entendrions pour toujours, tout autour de nous. Un son uniforme, neutre. » [2] C’est en définitive cette pulsion de vie et de mort qui ne quitte jamais les parents-couple Gladney et qui maintient l’anxiété et la paranoïa à un niveau constant, latent, sans ne rien en éradiquer. Bruit de fond fait du magma chaud de la surexcitation physique, mentale et culturelle, l’œuvre dont la trame de fond est faite d’agitation constante ne manque ainsi pas de ramener au premier plan ces aspects cataleptiques sous-jacents, prisme par lequel se soustraient les préoccupations profondes d’une famille recomposée du Midwest.

Lorsque Baumbach (re)découvre le roman de DeLillo, en 2020, il lui apporte une forme de réconfort particulière. Son père vient de mourir ; il se sent, au même titre que les Gladney, soudainement hyperconscient de la mort, en expérimentant profondément les bouleversements qu’implique la perte d’un être cher, formateur [3]. En dehors du film au même moment, le monde change de paradigme ; tout un chacun vit l’adaptation, l’anticipation, à l’air de la Covid-19. La vulnérabilité humaine, la mortalité, la peur du futur, la réalité physique et psychologique du manque viscéral (d’un défunt, mais aussi des libertés individuelles), tout le filet social se trouve en cohérence avec l’angoisse de mort que ressent chacun et dont la quotidienneté est au cœur même de l’œuvre de DeLillo. White Noise s’avère pour le cinéaste la matière cathartique par excellence : il entrevoit même pour l’auditoire une formidable opportunité d’exutoire.

Le classique de littérature, largement considéré inadaptable au cinéma, conserve plutôt bien sa dynamique chez Baumbach. La famille Gladney s’y pare d’une étiquette aussi fantasque que dans le roman, une continuité s’installe dans l’exploitation de cette anxiété morbide, adjurant la vie à leur indiquer la marche à suivre, à même les moindres actions journalières et les tâches domestiques, sous l’amorce du besoin fondamental de donner un sens à une existence décousue. White Noise est un film verbeux comme le livre dont il est issu. Misant tous deux sur la voix off d’un Gladney/Driver pour une narration inquiétante, en continuité. Les dialogues monologués du roman ont été sauvegardés, alourdissant les consciences des protagonistes qui cérébralisent à l’écran l’information environnante pour l’usiner ensuite comme de serviles ouvriers à la chaîne. Leurs élucubrations, sincères, sont transmuées sournoisement sous pilote automatique comme si une zone lointaine de leurs cerveaux inhibait toute volonté de penser plus en avant, dans un mode de protection primitif. Pour compenser, leurs physionomies atypiques, gorgées des couleurs organiques du sang qui afflue, sont soumises aux effets du stress, de l’inquiétude chronique ou d’une automédication douteuse, qui s’agencent à leur tour à la direction artistique aux couleurs criardes.


:: Don Cheadle (Murray) et Adam Driver (Jack) [Netflix]


:: Adam Driver (Jack), Greta Gerwig (Babette) et Don Cheadle (Murray) [Netflix]

Baumbach donne vie à ce qui restait jusqu’alors l’image mentale d’un univers chargé et fébrile. Il parvient visuellement à recréer une atmosphère quasi exotique dans sa représentation de la classe moyenne américaine, sise dans les années 1980, et rend possible la cohabitation d’une densité psychologique aux divers personnages tout en leur prêtant l’excentricité fondamentale qui les caractérise. Un équilibre admissible permettant de juxtaposer adéquatement le ridicule, la stéréotypie, sans éradiquer l’importance d’une part de crédible et de viscéral. Le film, tout en conservant les codes de cette décennie inimitable — les cheveux permanentés de Babette (Greta Gerwig) et ses séances d’aérobie, les station wagons parcourant les routes, les casquettes à visières fluorescentes juchées sur les têtes —, parvient à transposer son propos de famille et de société (dys)fonctionnelles à notre actualité, et lorsqu’un train déraille et déverse un nuage de produits toxiques à l’extérieur de la ville, nous viennent naturellement à l’esprit des enjeux immédiats : la santé publique internationale et ses virus pandémiques, les potentiels accidents nucléaires et autres déversements polluants dans nos cours d’eau et nos rivières, les guerres égotiques et despotiques en violation massives des droits de la personne…. Dans le livre comme dans le film, il est question de trouver l’étincelle de joie à travers les chemins de vie menant inévitablement vers une finalité. DeLillo n’étant pas si sentimental, c’est cette peur viscérale de la mort qu’il cherche à exorciser ; un état des lieux pris consciemment par le cinéaste. On retrouve, dans la mouture cinématographique, l’absurde et touchante ironie du sort, dont la quintessence est ce moment où Jack Gladney, après s’être brièvement exposé au nuage de produits toxiques en faisant le plein d’essence à la station-service, vient à réaliser qu’il mourra éventuellement, dans un avenir au temps compté incertain, se faisant à cette idée terrifiante : la fin de son existence, comme de toute existence.

Si des détails divergent entre le film et le roman, la majorité d’entre eux reste peu significative. Dans le roman, Wilder (Henry Moore et Dean Moore) n’est pas l’enfant biologique de Jack et Babette, il est le fils de Babette issu d’une union antérieure. Le professeur Murray Siskind (Don Cheadle) n’est pas afro-américain, mais juif. Le pistolet a été offert à Jack par son beau-père et non par Siskind, etc. Autrement plus important est le ton satirique tragicomique qui est respecté, comme les grands thèmes qui sont présents — persiflage et dérision sur la société de consommation, les médias de masse et le milieu universitaire, mais surtout réflexion exorbitante sur la vie et la mort. Plus empirique encore, des références plausibles entre l’histoire et le présent, voire l’avenir, le parallèle étant assez évident avec la guerre froide qui planait sur l’époque delillienne et qui nous rappelle aujourd’hui les dérives de l’invasion de l’Ukraine, dont la trajectoire n’était certes pas encore assise au moment où White Noise fût pensé, mais qui était déjà en cours depuis six mois au moment de sa sortie. En ayant conservé l’essentiel des passages dialogués, le film confirme la force de sa structure initiale, la prouesse d’un message qui perdure dans le temps. Baumbach parvient globalement à surmonter la potentielle absence des effets de style littéraires et spécialement à perpétuer la permanence du discours, qu’il soit intérieur ou extérieur aux divers personnages, à ce détail près, qui fait partie des ratés du film : le passage où Jack tente d’assassiner Willie Mink aka M. Gray (Lars Eidinger) — stratégie vaine pour tenter d’échapper à la mort. Dans le roman, Willie se réfugie dans la toilette « peinte en blanc » où Jack le suit et constate que « l’intensité du bruit dans la pièce est la même sur toutes les fréquences ». Se préparant à tirer, il aura encore cette pensée : « Les sons nous entourent » (« White noise is everywhere »), et une fois l’acte accompli l’on pourra lire que « Le bruit de la détonation se répercute, s’amplifie dans la pièce » [4] (que l’on sait blanche), « The sound snowballed in the white room » dans sa version originale. Baumbach a fait le choix de ne pas transposer ces phrases à l’image. La salle de bain y est plutôt verte et la cuvette des toilettes rouge vif. Le réalisateur aurait-il sous-estimé l’importance de l’omniprésence des bruits blancs ? Le choix fût alors de mettre en évidence le spectacle sanguinaire de la scène en question, l’emportant sur une mise en abîme plus scrupuleuse et symbolique. Après tout, il s’agit de Netflix.

Néanmoins, la justesse du film provient d’une résonance profonde avec le climat de l’œuvre initiale, mais également des univers compatibles des deux artistes new-yorkais puisant dans la satire et l’exagération. S’il apporte quelque chose en plus, c’est sur la prise de perspective des enjeux de société actuels, sous la patte unique de Baumbach qui a, par défaut, ce qu’il faut de déraison et de singularité pour attaquer un tel projet. Le cinéaste contribue à prolonger l’acuité du propos, à alimenter le côté visionnaire de son auteur. Dans un monde toujours sinon plus chaotique, c’est avec cette même touche d’humour noir que le White Noise de Baumbach, après celui de DeLillo, balaie une fois encore la possibilité d’un sens à cette quête ontologique sur l’existence quand, d’une proposition à l’autre, il n’y a pas de réponse que l’espérance.


 

 


[1] John N. Duvall, « The (Super)Marketplace of Images: Television as Unmediated Mediation in DeLillo's White Noise », Arizona Quarterly: A Journal of American Literature, Culture, and Theory University of Arizona, Volume 50, Numéro 3, (Automne 1994) : 127-153.

[2] Don DeLillo, White Noise, (Babel, 2001 [1985]), 289.

[3] Jon Mooallem, « How Noah Baumbach Made ‘White Noise’ a Disaster Movie for Our Moment », The New York Times (23 novembre 2022, article mis à jour le 2 décembre 2022), 

https://www.nytimes.com/2022/11/23/magazine/white-noise-noah-baumbach.html.

[4] Don DeLillo, op. cit., 449-450.

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Critique publiée le 8 mai 2023.