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Rojek (2022)
Zaynê Akyol

Un cinéma de l’empêchement

Par Laurence Perron

Lorsqu’elle se rend au Kurdistan syrien pour tourner son nouveau film, Zaynê Akyol a d’abord pour projet de suivre le parcours de Rojdah Felat, la commandante kurde en charge des opérations militaires ayant mené à la reprise de Raqqa. La Turquie menaçant toutefois de pénétrer le territoire au moment où la réalisatrice arrive sur les lieux, celle-ci apprend que le tournage ne pourra pas avoir lieu. De là naîtra Rojek.

Cette déconvenue fait écho à celle ayant donné naissance au premier film d’Akyol, qui devait à l’origine retracer le parcours de Gulîstan, une jeune femme kurde impliquée dans les activités du PKK et rencontrée au Canada par Akyol pendant sa jeunesse. Or, le jour de l’arrivée de la réalisatrice sur le territoire en 2014, l’État islamique déclare la guerre à une Syrie déjà déchirée par des luttes internes. Le film initial reste ainsi à l’état de projet, et Gulîstan, terre de roses (2016)se transforme pour devenir un long métrage dédié à l’entrainement des combattantes kurdes. Rojek (qui signifie un jour en kurde) ne pourra donc pas incarner, tel que prévu, le prolongement de Gulîstan, terre de roses pour des raisons pratiques liées aux bousculements géopolitiques de la région. Mais il est en tout de même l’héritier sur le plan de la genèse puisque, comme son prédécesseur, il devra faire avec, et réimaginer sur le terrain, avec inventivité, sa raison d’être.

La filmographie de Zaynê Akyol a donc ceci de particulier que, de film en film, elle se construit autour d’une impossibilité, ou encore avec elle, puisque ses deux opus sont à la fois entravés par les circonstances et nés de ce même empêchement. La réalisatrice signale d’ailleurs en entrevue cette tendance imprévue désormais presque érigée en mode opératoire : décider au pied levé de tourner Rojek, un film sur les djihadistes incarcérés au Kurdistan et sur leur famille, est un choix qui s’est imposé précisément en raison de sa difficulté d’exécution. Akyol a peut-être trouvé là, de manière inopinée, le moteur de son processus créatif : l’image, l’histoire sont toujours arrachées aux contingences, comme par un accident soigneusement (beau paradoxe) non planifié.

Tout, dans le montage de Rojek, est mis en place pour nous faire ressentir cette difficulté d’accès : les protagonistes interviewé·e·s sont fréquemment introduit·e·s menottes aux poings, tandis que nous les voyons quitter leur cellule, les yeux bandés ; de nombreux checkpoints, guérites et demandes de papier vont ponctuer les témoignages. Ces images font écho au contenu du discours des djihadistes interrogés, mais nous rappellent aussi la distance — autant concrète et administrative que culturelle et symbolique — qui a dû être franchie pour en arriver à ces conversations.

La situation d’énonciation, par ailleurs, est elle aussi placée sous le signe de l’écart. Si Rojek est né de la contrainte et de l’obstacle, ce qu’il met en scène est une parole aussi difficile à capter qu’à recevoir, les entretiens menés étant constitués de médiations et de détournements complexes. L’hétérolinguisme du film en est partiellement tributaire : regardant Rojek, je vois des intervenant·e·s s’exprimer dans une langue que je ne comprends pas être traduit·e·s par un·e interprète dans une autre langue que je ne comprends pas davantage. Les sous-titres en français sont ainsi, dans une certaine mesure (qui n'est en rien liée à la qualité du travail d'interprète soigneusement menée), des traductions de traductions de traductions qui me font sentir l’écart linguistique mais aussi idéologique me séparant des divers·e·s acteur·rice·s du conflit. Car cette langue que je ne comprends pas n’est pas seulement le kurde, l’arabe ou le turc, mais aussi la rhétorique intégriste. C’est ce langage que la caméra va s’efforcer de traduire pour moi, pour nous.
 


:: Rojek [Metafilms]


Or, ce « nous » implicite du film n’est pas n’importe lequel, et c’est là que la parole est doublement entravée ou, à tous le moins, travaillée par un certain nombre d’empêchements qui conditionnent ce qui peut être dit, tu, avoué et revendiqué. En effet, les participant·e·s savent que le public auquel s’adresse le film est un public occidental, mais que les membres des cellules dormantes de l’État islamique peuvent tout à fait y avoir accès. Chacun·e navigue ainsi (tout·e·s de façon singulière, en fonction de ses contradictions internes et de son système de valeur propre) les paradoxes que cela implique et les risques qu’il y a à s’exprimer. Entre vantardise et déresponsabilisation, les intervenant·e·s construisent leur éthos quelque part entre ces deux injonctions : ne pas trahir ses convictions, ne pas se commettre sur la pellicule. Apparait donc une tension vive entre hyper-performance de ses certitudes (à la fois pour impressionner l’adversaire et montrer son allégeance à l’EI) et tâtonnements de la raison et relativisation des actes posés (dans l’espoir, peut-être, de gagner la sympathie des spectateur·rice·s).

Tandis que les intervenant·e·s ont une surconscience du public auquel s’adresse le film, il est bon, pour celleux qui le visionnement, de ne pas l’oublier non plus. Et c’est l’une des qualités du film d’Akyol : contrecarrer la possibilité de tomber dans une forme de transparence aveugle face à notre propre posture de réception ou dans un réflexe de complaisance envers nos modes de vie et nos opinions face à l’extrémisme religieux des prisonniers s’exprimant à l’écran. Car c’est un véritable défi cognitif que de faire preuve d’empathie envers des individus dont le système de valeur repose précisément sur l’intolérance. Or, en visionnant Rojek, il est aussi ardu d’éprouver de la compassion face à elleux que de ne pas en ressentir.

Cette dissymétrie entre le public et les témoins, le film semble ainsi moins chercher à la reproduire qu’à la montrer (avec, par exemple, des plans aux accents foucaldiens de détenus qui circulent dans la prison, les yeux bandés, tandis que la caméra nous permet de regarder librement leur environnement). Dans une logique panoptique, la distribution du pouvoir s’exprime par le registre scopique (qui a le droit de voir, d’être vu ?). Ainsi, si Gérard Grugeau (24 images) considère que les plans captés au drone qui montrent les camps ou les territoires dévastés du Kurdistan syrien « s’accorde[nt] ironiquement avec la notion de paradis évoquée avec une sinistre naïveté par plusieurs des croyants incarcérés », je suis tentée d’y voir aussi une mise en garde visant à nous prémunir d’un danger important, celui d’adopter un point de vue de surplomb face aux réalités qui nous sont montrées [1].

Parmi les images récurrentes, celles des récoltes embrasées (le film se clôt sur elles) sont sans doute les plus marquantes. Leur pouvoir d’évocation est fort : le brasier métaphorise les politiques de terre brûlée employées par les grandes puissances mondiales, qui refusent de reconnaître le rôle qu’elles ont pu jouer dans la montée en puissance de l’EI ; elle symbolise également l’ensemble des foyers d’irruption de l’intégrisme qui, en raison de leur multiplicité, s’avèrent impossible à éteindre, et que l’on regarde s’étendre avec impuissance ; ligne incandescente, le brasier rappelle aussi les guerres frontalières qui déchirent la région depuis des décennies. Mais au-delà de ces multiples évocations, ces images font aussi écho aux propos d’un détenu, qui explique comment le traitement qui lui est réservé n’aura pour effet que de le radicaliser plus encore. Alors que les champs de blé brulent à l’écran, ce que l’on discerne, dans leur rougeoiement, c’est que du feu naît inévitablement le feu. Or, contrairement à ce que prétend le vieil adage, il est rare que l’on récolte ce que l’on sème, puisque les ravages incendiaires qui frappent le Kurdistan syrien et dont sont responsables les politiques internationales ont pour victimes principales les cultivateurs de la région.

Au tout début du film, après une prise aérienne en travelling, le premier témoignage auquel nous avons accès est celui d’un homme racontant le plaisir éprouvé jadis lors de la chasse en famille. Il nous explique, en détail, les méthodes utilisées pour la capture du chardonneret. Une fois l’oiseau piégé et mis en cage, raconte-t-il, il faut en prendre soin. C’est que sa valeur augmente seulement à partir du moment où il se met à chanter. Zaynê Akyol, dans Rojek, a définitivement fait preuve d’un soin, d’une patience et d’une écoute aussi nécessaire que difficile. Dans leur cage, les chardonnerets du djihad chantent leur terrifiante oraison avec des accents d’humanité qui pour longtemps vont nous hanter.

 

 


[1] La multiplication de ces scènes captant le territoire nous permet également de les rapprocher des témoins, dont les visages-paysages, filmés en plan serré, sont sans doute aussi dévastés que les terres qu’ils ont contribué à mettre à sac et à irriguer de sang.

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Critique publiée le 8 avril 2023.