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Godland (2022)
Hlynur Pálmason

Épiphanie islandaise

Par Olivier Thibodeau

Depuis le visionnage de Godland, tout semble m’y ramener : le matérialisme des images argentiques de la péninsule de Penwith tournées par Mark Jenkin pour Enys Men (2022) ou celles de Sable Island filmées par Jacquelyn Mills dans Geographies of Solitude (2022), même les séquences transcendantes d’éruptions volcaniques captées par le couple Krafft dans Fire of Love (2022). Et si l’imaginaire de ces trois œuvres lui semble subordonné, c’est parce qu’il en constitue en quelque sorte la synthèse, usant de sa perspective théologique pour interroger à la fois la matérialité du souvenir, la résurgence posthume des êtres et le caractère sublime de la nature. Derrière son apparente simplicité et sa rigoureuse sobriété, Godland cache en effet un discours foisonnant sur le divin, gracieuseté d’une brillante dialectique qu’il opère en jonglant avec moult axes de tension subreptices.

Dans son dernier long métrage, Un jour si blanc (2019), le réalisateur islandais Pálmason misait sur l’opposition entre la froide sérénité des panoramas enneigés de sa terre natale et la chaleur volcanique de ses personnages afin de mieux cerner l’une des facettes négligées du deuil : la rage. Aujourd’hui, il utilise des tactiques semblables, ne serait-ce que dans les contrastes chromatiques — le rouge où baigne Vic Carmen Sonne dans les séquences d’intimité évoque clairement un objet de désir — pour mieux contextualiser la passion de ses personnages au sein d’une subtile métaphysique de la foi. Tout découle organiquement du double enjeu narratif que le film établit initialement en deux temps, en montrant d’abord le breffage du protagoniste Lucas, un prêtre danois du XIXe siècle chargé d’aller édifier une église en Islande, puis en évoquant la vérité historique des sept premières photos prises sur l’île, retrouvées dans les affaires du prêtre après sa mort.

La scène d’introduction, dans l’enceinte d’une sobre église luthérienne, rappelle (avec délectation) le drame de chambre dreyerien, mais sans annoncer totalement la couleur de l’œuvre, qui se déroule principalement dans les vastes paysages naturels de l’île. À ce titre, il est crucial de noter que, chez Dreyer, la foi ne réside pas nécessairement dans les lieux de culte, mais en marge de ceux-ci, comme dans les intérieurs domestiques de La Parole (1955), où se déploie une spiritualité miraculeuse, axée sur une conception très prosaïque de l’amour. L’église appartient surtout chez lui à l’institution religieuse, et revêt en ce sens une fonction carcérale qui détonne avec le caractère libérateur de la nature sauvage — il importe à ce sujet de constater l’opposition entre les intérieurs oppressants et les extérieurs exaltants de Jour de colère (1943). Dans le présent film, l’opposition entre le dedans et le dehors sert à poser une réflexion semblable sur les écueils d’une foi axée sur les rituels ecclésiastiques, la présence de Dieu se retrouvant moins dans l’enseignement des prêtres que dans l’immensité de la nature déployée devant nous.

L’archevêque du début ne semble avoir que du mépris pour la terre, qualifiant de merde la lave éructant des volcans islandais, qui plus tard nous envoutera par son onctueuse splendeur ; on le voit ensuite poser dans la nef de son église comme un explorateur de salon, sis devant un paysage côtier peinturluré sur une toile. C’est l’archétypique représentant d’une foi colonisatrice qui présuppose la mainmise de l’humanité sur la nature. La réalité de l’exploration qui s’ensuit constitue alors une leçon d’humilité particulièrement à-propos, où l’homme se retrouve constamment écrasé, éberlué par l’étendue du territoire, mais aussi par les beautés inespérées qui s’y trouvent. Évoquant l’épopée coloniale, la première partie se révèle donc en fait comme un florilège de tableaux pittoresques à la gloire d’un panorama à la fois sublime et terrifiant, qui recèle l’idée de transcendance divine mieux que toute doctrine religieuse. Qu’il s’agisse du tangage violent que subissent les explorateurs à bord du navire, de ces plans très larges à vue d’oiseau, de ces liquoreux travellings sur l’eau des chutes, sous lesquelles se baignent de minuscules figures, on assiste à une constant rappel de la petitesse des animaux face à l’immensité des forces naturelles, particulièrement celle de l’eau, qui constitue ici l’élément central d’une véritable géographie sociale du pays.
 


:: Ída Mekkín Hlynsdóttir (Ida) et Vic Carmen Sonne (Anna) [Snowglobe Films]


Élément hostile pour les explorateurs, dont les bateaux doivent en subir les vagues et l’équipement doit en essuyer les pluies torrentielles, l’eau n’en est pas moins une fidèle compagne de vie pour les insulaires, particulièrement Ragnar, le guide touristique et spirituel de Lucas, qui y pêche des monceaux de poisson et effectue sa gymnastique matinale les pieds plantés dans le lichen mouillé. Voilà d’ailleurs l’un des plans mémorables de l’œuvre, cette image de lichen qui tapisse le sol, et que la pression des orteils fait juter comme une éponge ; c’est l’image d’une sensualité inconfortable qui résume parfaitement le rapport ambigu entre l’homme et les éléments, qui le repaissent et l’importunent à la fois. La puissance de l’eau représente surtout la préséance de la nature comme expression du divin sur les symboles banals créés par les humains, comme cette grande croix de bois que la rivière dérobe du dos d’un cheval pour la bannir aux oubliettes.    

L’auscultation critique de la foi se déploie également dans l’intérêt que porte le film pour la photographie, qui constitue ici une façon strictement physique d’atteindre l’immortalité. Pour constater la primauté de ce mode de transmission dans l’univers du film, on n’a qu’à constater la façon déférente dont le coffret qui contient les plaques photographiques du prêtre est cadré dans les premiers instants de la traversée, à la manière d’un envoûtant joyau, qui servira non seulement de legs posthume à Lucas, mais de trace indélébile d’une histoire islandaise qu’il importe encore de raconter. Comme c’était le cas avec la nature, on note alors une tension entre le caractère prosaïque de l’art photographique — tel que révélé par le rituel visqueux de badigeonnage des plaques aux œufs battus — et sa puissance thaumaturgique — dans l’apparition soudaine de l’image d’Anna au contact de la solution de développement. Diégétiquement, le film reflète ainsi les conditions de sa production, c’est-à-dire l’utilisation de la pellicule argentique comme support des images si sublimes cataloguées ici pour la postérité.

Un autre contraste créatif qu’explore Pálmason en lien avec l’art photographique se situe dans le rapport confus entre le daguerréotypeur et l’objet de son regard. Oscillant subrepticement entre des plans subjectifs sur divers sujets photographiques au moment de leur enregistrement (le dignitaire danois sur sa roche, par exemple, ou la jeune fille sur son cheval) et des plans subjectifs sur le photographe lui-même, le film nous place indistinctement dans la position du regardant et du regardé. C’est l’un des trucs qu’on aperçoit très tôt dans le film, alors que nous partageons la position des marins qu’immortalise Lucas sur le bateau. Une question philosophique essentielle se dégage alors tranquillement de cette corrélation trouble, à savoir qui regarde qui, qui immortalise qui. Dieu nous a-t-il créé ou avons-nous créé Dieu ? Le doute est semé, et ce ne sont pas les curés qui viendront nous illuminer. Les curés finissent dans la boue chez Pálmason, dépourvus de la dignité aristocratique associée à leur rang, mais réunis comme des vers avec deux des matériaux primordiaux de la vie terrestre. Les églises ne sont jamais aussi belles, aussi significatives ici que lorsqu’elles sont inachevées, plutôt le théâtre de bacchanales champêtres, où la vie trouve racine, que d’ennuyeuses messes.

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Critique publiée le 6 avril 2023.