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As bestas (2022)
Rodrigo Sorogoyen

Western moderne

Par Louise Bertin

Après Que Dios nos perdone en 2016, El reine en 2018 et Madre, présenté à la Mostra de Venise en 2019, le réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen poursuit son exploration du thriller avec As bestas, western moderne sur fond de conflits de voisinage et de lutte écologiste. Lauréat du César du meilleur film étranger, il est aussi sorti grand gagnant de la cérémonie espagnole des Goyas, avec pas moins de neuf prix, dont ceux de meilleur film et meilleur réalisateur. As bestas impressionne en effet par son écriture et sa mise en scène implacables, redoutablement efficaces.

Ancien professeur, Antoine (Denis Ménochet) s’installe avec sa femme Olga (Marina Foïs) dans un petit village de Galice pour y monter une ferme bio et restaurer des maisons abandonnées. Dans ce hameau sinistré, comme oublié des hommes, les Français sont très rapidement victimes de l’hostilité de deux frères voisins, avec qui ils sont en conflit à propos d’un projet d’éoliennes : Antoine a voté contre, privant ainsi les habitants d’une offre financière et de l’opportunité de quitter le village.

Ce qui commence comme un contentieux politique devient vite la chronique d’une catastrophe annoncée, dont la construction méticuleuse fait monter, en crescendo, une angoisse étouffante chez les spectateur·rice·s. La scène d’ouverture nous happe, dès les premières secondes, grâce à son intensité presque brutale : des hommes, des aloitadores, tentent d’immobiliser des chevaux sauvages pour leur couper la crinière et les marquer. Annonciatrice de la violence à venir, la scène s’achève par un gros plan sur les naseaux expirants du cheval épuisé. De ce corps-à-corps, filmé au ralenti, se dégage une violence dangereuse, mais aussi une étrange sensualité, dont la puissance symbolique nous coupe également le souffle. Rite de passage entre l’état sauvage et le contrôle momentané, la domestication passagère de ces cheveux en semi-liberté rabat les cartes de la bestialité : entremêlés, les corps des hommes et des bêtes ne font plus qu’un. La notion même de sauvagerie ne cessera jamais d’être questionnée, tout au long du film.

Se dessine rapidement, après cette première scène, une série de personnages complexes que l’on suivra dans une course folle vers la violence. Leur lieu de prédilection est le bar du village, où ils jouent au domino et boivent de l’eau de vie. Antithèse du bistro bucolique, le lieu ressemble davantage à un garage fait de parpaings, et reprend le motif cher au western du bar comme lieu de tous les dangers, où un regard peut provoquer le pire. Un homme parle fort et prend à parti ses camarades : c’est Xan, le voisin d’Antoine et Olga, interprété avec force par Luis Zahera, acteur fétiche de Rodrigo Sorogoyen. Il est constamment accompagné de son frère, Loren, qui arbore une grande cicatrice sur le crâne. Suite à un accident de cheval, celui-ci souffre d’un retard mental : il est parfois dangereux de vouloir apprivoiser les bêtes.


:: Luis Zahera (Xan) et Denis Ménochet (Antoine) [Arcadia Motion Pictures]

Au comptoir, la caméra se pose sur la silhouette, de dos, du colosse Denis Ménochet. Désigné comme « le Français » par les deux frères, il est à la fois massif et sur ses gardes, son regard franc, mais par en dessous. Comme souvent, l’acteur impressionne par son jeu, dont la force n’empêche pas une grande sensibilité et une certaine douceur. Ce personnage de nouveau paysan, qui souhaite pratiquer une agriculture raisonnée, est subtilement construit et ne tombe pas dans un cliché, ni celui du bobo déconnecté, ni celui de la victime sans défense d’une prétendue bêtise ou ignorance de ses voisins rustres. Tous sont plus complexes qu’il n’y paraît, évitant au film de tomber dans une dimension binaire où nous serions automatiquement acquis à la cause d’un des couples. À travers la parole de Xan, Sorogoyen fait aussi le portrait de la misère sociale et affective d’une ruralité abandonnée. Le personnage en fait lui-même le constat amer : là où Antoine « [joue] au fermier depuis 2 ans », cela fait 52 ans pour lui, 45 pour son frère et 73 pour sa mère qu’ils et elle sont condamné·es par un déterminisme social inflexible. Xan aimerait avoir une femme comme celle du « Français », « mais il n’y en a pas ici », et il en a « ras le cul d’être des misérables ».

Le film pose ainsi habilement la question de l’appartenance, voire de la condamnation à une terre. La colère des frères espagnols est notamment déclenchée par une phrase d’Antoine, qui se défend de son vote : « C’est chez moi ici. » Si Xan convoque des moments historiques de rivalité franco-espagnole, la réflexion tissée tout au long du film est plus subtile. Là où le village et la culture de la terre offrent à Olga et Antoine l’occasion de changer de vie et d’accomplir un projet, ils condamnent Xan et Loren à une existence qui sonne comme une punition. L’argent proposé par la compagnie qui souhaite implanter des éoliennes apparaît alors comme la récompense méritée d’une vie maudite par le travail et la pauvreté : « Ce fric, j’y avais droit. » En se mettant entre leur droit et eux, Antoine provoque chez les frères un sentiment d’injustice qui justifiera toutes les violences et tous les acharnements. En résulte une montée grandissante des intimidations et des menaces, accentuée par des espaces hostiles : la géographie du village est celle du conflit et du danger qui s’infiltrent partout. Le potager rêvé est empoisonné et la forêt où l’on entend des coups de feu est traversée, comme un mauvais présage, par des chevaux sauvages.

Le récit est ainsi pleinement maîtrisé, balisant les séquences d’indices et de symboles, servi en outre par quatre acteur·rices impressionnant·es. Le personnage de Marina Foïs, plutôt en retrait dans la première moitié du film, où la violence se conjugue au masculin, capte ensuite notre attention, jusqu’à la dernière image. Sa détermination, sourde et calme, nous fascine et nous bouscule : la caméra la regarde droit dans les yeux, sans jamais la juger, ni elle ni aucun des autres personnages. La seconde moitié du film est rythmée par une scène de dispute en plan séquence entre mère et fille, marquante dans sa mise en scène des corps campés sur leurs positions, qui ne se rejoignent presque jamais et autour desquels la caméra se déplace, sans montrer le visage de celle qui parle, comme pour accentuer l’impossible réunion entre les deux. On regarde, encore une fois, les personnages s’écouter sans se comprendre. Affaiblie par l’interprétation peu convaincante de Marie Colomb dans le rôle de Marie, la fille d’Antoine et Olga, l’écriture n’en reste pas moins acérée, jusqu’à l’implosion. Malgré quelques longueurs, As bestas parvient néanmoins à nous garder en haleine. Il y a quelque chose d’éprouvant dans ce film, qui pendant près de 2h20 ne nous lâche pas, pour finalement nous laisser exsangues et terrifié·es.

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Critique publiée le 15 mars 2023.