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Knock at the Cabin (2023)
M. Night Shyamalan

Lire les signes

Par Sylvain Lavallée

Il n’est pas toujours facile de défendre le cinéma de M. Night Shyamalan. Mieux vaut éviter de parler de l’interprétation désastreuse d’un Mark Wahlberg, par exemple, afin de pointer vers ce qu’il y a de génial dans The Happening (2008), ou faire semblant qu’il n’y a pas des dialogues horribles dans Old (2021), polluant ce qui est autrement un travail de mise en scène hautement inventif, et il est préférable de se concentrer sur ses thèmes habituels pour expliquer à quel point ils sont essentiels et précieux même s’ils apparaissent dans une œuvre pas tout à fait accomplie. Et il faut bien avouer que même s’il ne mérite nullement la dérision à laquelle il a souvent droit, il n’a pas réalisé de film majeur depuis The Happening (qui est, répétons-le, parfaitement génial). Mais Knock at the Cabin, enfin, se défend comme on pouvait le faire autrefois pour Signs (2002) et The Village (2004), même si cette nouvelle offrande n’atteint jamais les sommets de ces deux chefs-d’œuvre. Cette fois, je peux dire avec confiance que si vous trouvez encore ce film ridicule, ce n’est pas parce que moi je ferme les yeux sur des grossièretés évidentes, mais parce que c’est vous qui refusez de regarder.

Formulation provocante, peut-être, mais c’est le pari de Shyamalan, nous amener avec lui à lire les signes d’une certaine façon, à accepter que « swing the bat » ne soient pas des derniers mots arbitraires mais une prophétie permettant d’affronter des extra-terrestres. Knock at the Cabin porte encore sur ce thème, alors que quatre inconnus surgissent de la forêt pour assaillir un couple gai et leur fille : la fin du monde serait en cours, et pour l’empêcher, affirment les intrus, il faut que la famille choisisse de tuer un des leurs. Nous, spectateur·rice·s, nous retrouvons comme les captif·ve·s, ligoté·e·s sur leurs sièges, alors qu’on essaie de leur faire croire, comme à nous, à la véracité de ce récit apocalyptique. Les quatre (pseudo-)prophètes se disent envahi·e·s par des visions de l’avenir, tellement prégnantes et persistantes qu’ils et elles ne peuvent qu’y obéir, comme des images cinématographiques d’une telle puissance qu’elles emportent leur conviction, pour paraphraser André Bazin, ce qui est bien sûr ce que Shyamalan espère de ses propres images (on se rappelle le rôle des plus modestes qu’il se donnait dans Lady in the Water [2006], un écrivain dont la parole éloquente sauvera le monde).

Le film joue sur le doute que nous éprouvons naturellement envers de telles croyances irrationnelles, doute renforcé par une possible homophobie de la part des assaillant·e·s, comme si tout cela n’était qu’un stratagème élaboré pour torturer une famille de forme non traditionnelle. Adaptant un livre de Paul Tremblay, The Cabin at the End of the World (2018), Shyamalan en change substantiellement le dénouement pour mieux se resserrer sur ses propres obsessions, et donner à l’ensemble les allures d’une parabole biblique se rapprochant du sacrifice d’Isaac. Quand Dieu ordonne à Abraham de tuer son fils, l’irrationalité d’une telle exigence, son apparente absurdité, teste la foi du croyant en l’amenant à un point extrême et intolérable, comme c’est le cas aussi dans Knock at the Cabin. « Pourquoi cette famille ? ». Il n’y a pas de réponse, il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est responsable de quoique ce soit, de même qu’il n’y a aucune manière d’expliquer pourquoi tuer un des leurs permettrait de sauver le monde — l’acuité du dilemme repose sur cette absence d’explications, l’audace de l’adaptation consistant à placer un couple gai dans une reprise d’un des épisodes les plus célèbres de la Bible (et le plus fondamental pour penser la question de la foi), ce qui vient renforcer le sentiment d’injustice (pourquoi est-ce à eux de subir encore la violence ?)


:: (De gauche à droite) Abby Quinn, Nikki Amuka-Bird, Dave Bautista et Rupert Grint [Blinding Edge Pictures]

Contrairement à certains des derniers films de Shyamalan (Glass [2019] notamment), qui attaquaient directement un public conçu comme désillusionné, désinvesti du monde, incapable de croire en quoique ce soit, ce qui aboutissait sur un ton sentencieux plutôt désagréable, Knock at the Cabin s’abreuve à notre perte de repères pour créer un récit d’horreur réfléchissant le contemporain sans le juger. La posture est salutaire, et permet aux meilleures qualités du cinéaste de briller : sa direction d’acteur·rice est ici impeccable, Dave Bautista apportant une douceur et une bienveillance s’opposant à son physique imposant, ce qui rend le personnage à la fois attachant et menaçant. Sa performance renforce le doute, tout le film étant contenu dans cette ambivalence entre la violence de ce qu’il vient annoncer et l’altruisme perçu de ses intentions (nous voulons croire en lui, même si ce qu’il dit est incroyable). Jonathan Groff se montre ouvert, généreux, en contrepoids à Ben Aldridge, son conjoint, empli d’une colère justifiée par les diverses formes de violence dont il a été victime. Il suffit de quelques retours en arrière pour bien camper les deux personnages, nous en révéler juste assez pour donner au dilemme une véritable consistance dramatique, faire ressortir en une phrase leurs difficultés (lors de l’adoption de leur fille, l’un deux feint avoir une femme qui ne peut se présenter), dans une économie narrative se resserrant sur l’essentiel. Alors qu’a priori la prémisse ressemble à une expérience de pensée abstraite (à l’instar de ce fameux trolley problem stupide consistant à choisir entre la mort de l’un ou de plusieurs individus), le scénario et les acteur·rice·s l’emplissent d’une humanité déchirée, tourmentée, mais noble et compatissante. 

En outre, Shyamalan demeure maître dans la mise en scène de la peur, se distinguant d’ailleurs de l’horreur contemporaine en faisant de cette émotion le sujet du film plutôt qu’une métaphore renvoyant à autre chose (le deuil, le traumatisme). Chez lui, la peur enferme, ce qui est signalé dès la scène d’ouverture avec ce champ-contrechamp se resserrant progressivement sur les visages alors que l’appréhension monte ; une fois les craintes bien installées, nous nous retrouvons dans un huis clos, la forme privilégiée du cinéma de l’auteur. En effet, Knock at the Cabin rappelle Signs par sa manière de vivre l’apocalypse depuis un lieu fixe et un groupe de personnages restreint, The Village dans la mesure où la cabine permet de se réfugier du monde mais finit par être envahie par la peur que l’on essayait de fuir, ou The Happening dans lequel une famille, à la fin, se voyait divisée dans des espaces distincts, et devait accepter la mort comme seule manière de se réunir. Et comme toujours, pour résister aux récits mensongers qui nous maintiennent dans la peur, il faut ici encore apprendre à lire les signes, lier les faits, et donc raconter autrement ce que nous avons sous les yeux. Voilà d’ailleurs ce qui justifie les révélations concluant presque tous les films de Shyamalan : loin d’astuces de scénariste cherchant à épater, il s’agit du cœur de son cinéma, l’idée qu’il faut changer de perspective pour illuminer les événements et leur conférer un nouveau sens, qui était toujours déjà là, mais qui une fois déchiffré permet d’affronter la peur et d’avancer.

Il est significatif qu’il n’y ait pas de tels retournements à la fin de Knock at the Cabin, et que les personnages doivent plutôt poser un acte de foi nécessitant une transformation intérieure (que la fin du monde soit avérée ou non, il est impossible de savoir à l’avance si elle peut être arrêtée ou non par un sacrifice). Même si les films de Shyamalan semblent pousser dans la direction d’une destinée à accomplir, les personnages ont toujours le choix, d’accepter ou non le rôle qu’ils ou elles ont dans le récit, ce qui généralement se dévoile dans le coup de théâtre final. Mais il n’y a pas ici d’illumination donnant à un « swing the bat » la force d’une conviction retrouvée, il n’y a qu’une décision impossible, désespérée, et une ambiguïté persistante, qui nécessite de croire en une certaine version des faits sans qu’il n’y ait de certitude. Il en résulte en un film particulièrement fragile, émouvant : plutôt que le Shyamalan qui utilise sa maîtrise du médium pour se mettre au-dessus d’un récit dont il contrôle les ficelles, nous retrouvons celui qui met sa vulnérabilité, ses peurs et ses espoirs, au centre du film. Ce Shyamalan sera toujours bon à défendre, et même s’il n’est plus le cinéaste majeur qu’il a déjà été, Knock at the Cabin nous en rapproche suffisamment pour se réjouir.

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Critique publiée le 18 février 2023.