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Skinamarink (2022)
Kyle Edward Ball

La texture du cauchemar

Par Olivier Thibodeau

Depuis toujours, je traîne un faux souvenir indécrottable de mon enfance. Je devais avoir 3 ou 4 ans et je frappais le sol avec une pelle de métal lorsque je me suis sectionné le gros orteil. L’image de ma phalange tranchée pendouillant au bout d’un mince lambeau de chair m’apparaît toujours de manière aussi frappante qu’à l’époque. Or, je sais très bien qu’il s’agit là de pure fabulation puisque mon orteil est toujours là, accroché solidement à mon pied, exempt d’une cicatrice quelconque. On pourrait ainsi parler d’un souvenir qui est simultanément vrai (puisqu’il existe encore tel quel dans mon esprit) et faux (puisqu’il ne réfère à aucune vérité objective). Or, cela recoupe parfaitement l’essence de la démarche entreprise par l’Albertain Kyle Edward Ball, qui dans l’incontournable Skinamarink (son premier long métrage), cristallise à l’écran une vue de l’esprit, cernant avec une incroyable perspicacité la « vérité » élusive d’une angoisse cauchemardesque ancrée à même la subjectivité infantile. En cela, son film évoque moins une incursion fantastique dans la psyché de ses sujets qu’un véritable cauchemar vécu, un fantasme tout aussi réel que le permet son expérience onirique, au sein de l’une des œuvres les plus terrifiantes, hypnotiques et singulières de l’histoire du cinéma de genre.

Constituant une proposition plutôt expérimentale que dramatique, Ball rejetant la narrativité, la théâtralité, voire la lisibilité-même au profit d’un cinéma d’affect pur, Skinamarink puise directement dans de nombreux lieux communs de l’imaginaire nord-américain, plus spécifiquement de l’imaginaire banlieusard, pour distiller une forme d’horreur brute héritée à la fois des traumas familiaux (on entrevoit le spectre du divorce) et de la peur du noir, exacerbée par la multiplication des recoins sombres à l’intérieur de l’antre suburbaine. À commencer par le titre, qui réfère à une comptine pour enfants bien connue dans le monde anglophone et qui sert ici de maigre réconfort face à la noirceur enveloppante de la nuit et la présence accablante des chimères monstrueuses qui s’y cachent, tout semble appartenir ici à une forme de fantasmagorie prépubère, incluant le foisonnant lexique visuel déployé à l’écran.

Constitué d’une série de plans nocturnes étranges et incongrus tournés sur pellicule à l’intérieur d’une grande maison unifamiliale, que les cadrages volontairement fragmentaires transforment en oppressant labyrinthe expressionniste, le film est monté selon une logique diffuse d’anticipation macabre, son but étant toujours de cerner une forme de texture et de logique cauchemardesques. Le film bénéficie à ce titre d’un paysage sonore incroyablement angoissant, à la fois décharné et surchargé, rempli de susurrements, de chuchotements, de questions sans réponse (« Where is dad? », « Why is mom crying? ») de voix douces aux impératifs funestes (« Stick the knife in your eye »), de bruits sourds (pour affûter les jump scares) et d’insondables silences habités, vecteurs par excellence des terreurs nocturnes banlieusardes. La film fonctionne ainsi parfaitement selon son humble logique de résurgence traumatique et de mise en image d’une psyché affolée, évoquant ainsi l’essence-même du cinéma d’horreur.

Le film fonctionne parfaitement parce qu’il saisit à merveille et met en pratique de façon magistrale les mécanismes atmosphériques les plus évocateurs du cinéma d’horreur, à commencer par l’exploitation du hors-champ. Sanctuaire d’une menace intangible, inaccessible au regard, ce dernier constitue une source d’angoisse essentielle au genre. On s’imagine une présence malfaisante tapie derrière la surface, tapie au-delà de l’évidence, dans les marges d’un cadre circonscrit par la caméra : c’est là que réside le potentiel de création d’affect, mais aussi la puissance symbolique du cinéma d’épouvante, tant qu’il s’intéresse aux forces qui transcendent le quotidien. Or, le principe de déconstruction spatiale permet ici d’enrichir le hors-champ de brillante façon. Non seulement est-ce que le cadrage systématique des recoins et des angles tranchants de la maison permet-il de créer un espace confus de facture expressionniste, abattoir de la logique cartésienne, mais il permet surtout d’étendre en tous sens l’espace intersticiel qui sert de repaires aux monstres. La saturation de la bande sonore, mais aussi ses décalages fréquents avec la bande image contribue aussi à cultiver une présence fantomatique en hors-champ, une force qui menace sans cesse d’investir le cadre. Tout cela participe d’une logique anticipatoire constante qui rappelle parfois le cinéma de feu Michael Snow, qui ne filmait parfois que le potentiel d’épanchement du hors-champ dans le champ, misant en outre sur la frustration systématique de notre désir de cohérence spatiale.


[Mutiny Pictures]

Le film fonctionne aussi parfaitement pour son usage exemplaire du noir, développant une esthétique ténébreuse et diffuse, exacerbée par les contrastes envoûtants et le grain râpeux de la pellicule, qui nous enveloppe corps et âme. Constitué exclusivement de scènes nocturnes, refusant au spectateur le réconfort de toute percée solaire, le film évoque ainsi une vaste étude de la nuit banlieusarde. C’est Happer’s Comet (Tyler Taormina 2022), mais sans le recours salutaire aux scènes extérieures, sans la douce métaphore de la dormance, mais à leur place un catalyseur de l’angoisse pure provoquée par le crépuscule qui envahit chaque soir le paysage soudain moins familier de la chaumière suburbaine. La présence oppressante du noir ronge tout, abstrait tout, recouvre tout, nous forçant à anticiper et à extrapoler constamment ce qu’il contient. C’est une puissance d’évocation omniprésente et un linceul à la fois trop mince et trop épais derrière lequel semblent se cacher toute une ménagerie de figures éthérées, prêtes à fondre sur nous et à canaliser subrepticement notre angoisse accumulée en terreur brutale. Les sources de lumière crue (les lampes et la télévision) qu’on retrouve dans la maison font ainsi figures de pâles bouées fantomatiques, de garde-fous désespérées contre l’avancée inexorable d’une noirceur anthropophage.

Mais le film fonctionne parfaitement surtout parce qu’il sait retourner aux sources primordiales de nos peurs en épousant de façon sensible et perspicace la subjectivité infantile d’où elles émanent. Il n’est pas simplement question ici de « filmer à hauteur d’enfants » (c’est-à-dire d’épouser la position physique de leur regard) ou d’aborder quelque préoccupation ou perspective superficielle liée à l’enfance, mais de pénétrer au cœur-même d’un esprit prépubère angoissé par le poids d’un monde qui le dépasse. Autant que le matériau-même du songe ou du souvenir, l’œuvre épouse ainsi la perception fragmentaire d’une intelligence en développement, hyper-sensible à la suggestion, hyper-créative, impressionnable et impuissante face à la terreur provoquée par la présence très réelle de chimères ténébreuses, handicapé en outre par une compréhension partielle du monde. Le caractère schématique du récit correspond ainsi à la compréhension schématique des enjeux du monde adulte de la part des enfants, qui ne possèdent ni le réconfort des certitudes et de la psychologie, ni même celui de l’appréhension raisonnable du réel.

Qui plus est, et c’est là aussi qu’il brille, Ball tire quelques-unes de ses meilleures idées de mise en scène directement de l’imaginaire infantile et de son ludisme créatif. Usant d’astuces sommaires, mais ingénieuses, le réalisateur crée d’abord de simples objets évanescents, filmant des murs ou des recoins où apparaissent puis disparaissent soudainement des cloisons et des toilettes, évoquant un monde familier mais insaisissable qui, à tout moment, peut se dérober ou emprisonner les sujets. Ce n’est rien pourtant, en comparaison avec la débrouillardise qu’il démontre pour les perspectives inversées, parvenant à matérialiser de façon étrangement vraisemblable l’avancée d’un personnage sur le plafond, mais aussi le « mouvement » d’une « créature » aberrante faite de jouets agglutinés, preuve tangible d’une astuce cinématographique hors pair dans l’utilisation de ses ressources scénographiques limitées. Et cela sans compter l’utilisation effarante qu’il fait ici des téléphones pour bébés… dont la vie propre est à la fois réelle et fantasmée, à l’instar de tout le contenu de cet incomparable cauchemar filmé.

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Critique publiée le 24 janvier 2023.