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Tolyatti Adrift (2022)
Laura Sisteró

Dérive contrôlée

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Drift (Anglicisme, géologie): Dépôt laissé par le recul d'un glacier.

Drift (Anglicisme): Sport automobile consistant à contrôler le
véhicule pendant qu'il glisse d'un côté vers l'autre.

En 1966, le petit village de Togliatti, situé sur les rives du fleuve Volga, a été choisi pour accueillir la plus grande manufacture d’automobiles de l’URSS : AvtoVAZ. Véritable symbole des progrès techniques et sociaux du régime socialiste, le modèle de voiture très populaire Lada, vendu partout dans le monde, a fait la prospérité de Togliatti. L’essor de ce bourg devenu grande ville fut toutefois de courte durée : la chute de l’URSS a entraîné avec elle la décroissance de l’industrie automobile, si bien que Togliatti est aujourd’hui considérée comme la « grande ville la plus pauvre » de Russie. On en vient à penser que la croissance avait tracé un destin bien plus funeste pour la ville que si elle avait su rester modeste; si, pour ainsi dire, elle avait persisté à évoluer tranquillement sur les berges de la Volga plutôt que d’épouser les ambitions démesurées d’un Empire.

C’est surtout chez les jeunes que cette pauvreté se fait aujourd’hui sentir, et c’est sur cette nouvelle génération que Laura Sisteró porte son regard. Trois protagonistes nous donnent à voir cet horizon bouché, à entendre l’infortune de devenir un adulte dans un région où le taux de chômage est extrêmement élevé. Les trois personnages cherchent ainsi leur place dans cette ville : ils épluchent les offres d’emploi, demandent conseil à leurs aînés, l’un hésite à faire le saut dans une carrière militaire, l’autre entrevoit des études à l’étranger ou un déménagement à Moscou, une autre encore complète une formation en agroalimentaire qui ne la passionne pas, car c’est tout ce qui s’offre à elle... La question se pose dans Tolyatti Adrift comme un dilemme : partir ou rester, choisir la formation automobile ou militaire, perpétuer les traditions familiales ou s’en affranchir.

Dans ce décor mortifère, la pratique du drift, qui introduit une dimension transgressive et dangereuse (cette activité est interdite et se pratique parfois sur des eaux qui peuvent percer à tout moment) permet aux protagonistes de se sentir exaltés, vitalisés, galvanisés, bref d’accéder à des sensations fortes, d’obtenir une amplitude de mouvement, ce qui contraste avec l’univers plat, sans issue, qui les contraint. Si l’automobile était autrefois un symbole de prospérité, d’un monde qui s’ouvre (les archives fascinantes de found footage présentant des publicités de Lada roulant sur les rives de la Volga sont éloquentes), elle apparaît aujourd’hui comme le signe d’un monde en perdition, d’un passé mythique déchu ; or, par le drift, ces voitures désuètes que les jeunes s’ingénient à remonter font signe d’une autre façon — celle peut-être d’un ancien temps. Son usage apparaît dans cette pratique sportive comme une quête persistante de liberté, un appel d’air, un exutoire dans ce lieu trop étroit. Dans une scène où l’on questionne l'un des trois personnages principaux sur ce qui l’anime dans cette conduite automobile, il explique que le drift lui permet d’accéder à un puissant sentiment de contrôle — chose qui, autrement, semble absolument lui échapper. De passifs, ces jeunes adultes deviennent actifs, maîtres absolus de leur mouvement — performant, ironiquement, leur dérive.

La bande sonore rock-électro signée par Josep Comas, un peu surannée avec ses synthétiseurs, est par ailleurs un objet qui se connecte aux autres éléments du film avec une grande fluidité. Il faut aussi parler de la direction photo splendide et du montage très serré, qui offrent une perspective multiple, constamment renouvelée, sur la danse de ces voitures (en altitude, à hauteur d’homme, caméra fixe, travelling…).

Que Sisteró ait choisi de réactualiser la voiture russe dans un cadre contemporain, en parvenant à montrer quelles idées, discours, imaginaires se déposent et se rencontrent aujourd’hui dans cet objet, notamment à travers la sous-culture des drifters, fait toute la force du film. Cette œuvre morose, aux accents mélancoliques, permet d’accéder à une vision complexe de la Russie, une vision qui est résolument différente de celle (disons manichéenne) présentée dans les médias. Car la pratique du drift apparaît aussi comme une dissidence, une façon pour les jeunes de se détourner d’un héritage patriotique, d’une Lada sacralisée, qu’on use ici jusqu’au bout de ses limites. Ce mouvement de repoussoir à l’égard du sentiment national est par ailleurs omniprésent dans l’œuvre, depuis l’une des premières scènes où un étudiant en ingénierie revenu d’un stage en France avoue que « c’est beaucoup mieux là-bas », jusqu’à la visite chez le médecin d’un protagoniste qui espère échapper à l’armée en recevant un mauvais bilan de santé.

L’approche de Sisteró est en outre intéressante puisqu’elle mise moins sur des personnages réels que sur des avatars, sur les contours d’un profil social que sur des individus singuliers (d’ailleurs, on nomme rarement le nom des personnages, si bien qu’il y a une sorte de flou qui s’installe dans l’œuvre). On ne cherche pas non plus à questionner la psychologie de l’un ou de l’autre — on semble ainsi vouloir insister sur l’idée que ces jeunes sont « tous les mêmes », qu’ils sont en proie au même destin, quoi qu’ils veuillent, quels que soient leurs désirs et leurs ambitions idiosyncratiques.

Enfin, que le terme « drift » serve à désigner une pratique sportive, mais qu’il permette aussi d’évoquer en géologie un dépôt laissé par le recul des glaciers, ajoute une certaine poésie au long métrage, d’autant que ce village aux allures dystopiques est filmé dans sa géographie glacière, hivernale. Quand un régime s’effondre, que les villes se vident, que tout « recule », que reste-t-il ? Quel dépôt, quelles traces, ce passé laisse-t-il sur les générations ?

 

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Critique publiée le 24 novembre 2022.