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Women Talking (2022)
Sarah Polley

Sauve qui peut (la vie)

Par Anne Marie Piette

Il était une fois, dans une communauté religieuse isolée du monde moderne, des femmes et des filles, systématiquement victimes de viols collectifs et d’autres abus physiques ou psychologiques, qui décidèrent de se regrouper secrètement, en un petit comité, pour faire front commun et sortir de cet engrenage n’en laissant aucune indemne. Vêtues telles des mormones, dans leurs robes joliettes, arborant toutes de longues nattes ou de fins fichus sur la tête, les meneuses du groupe, illettrées comme toutes les autres, étaient ainsi réunies, dans une grange environnante, sous un ciel étoilé. Lorsqu'elles ouvrirent la bouche, ces femmes sans éducation usèrent du seul langage en guise d’arme et de bouclier, avec un vocabulaire riche, d’apparence contraire à leur analphabétisme. S’ensuivit une guérilla rurale verbeuse, sans coups ni blessures, mais faite de mots et d’idées, ouvrant, l’air de rien, un rideau insolent sur ce que les femmes opprimées de ce monde misogyne perçoivent derrière le couvert de leur mutisme forcé.

Adapté du roman de Miriam Toews, basé sur l’histoire vraie d'une série d'agressions commises contre des femmes dans une communauté mennonite, Women Talking a des airs de fable contemporaine, en proposant une réflexion transcendant les milieux et les époques, non sans chercher à être porteur d’une leçon de vie. Le nerf de la guerre, les alternatives desquelles découlent le choix d’action de ces dames, n’est pas sans rappeler les conclusions d’Henri Laborit dans son essai Éloge de la fuite, paru en 1976, qui inspira la mise en scène du remarquable Mon oncle d’Amérique (1980) d’Alain Resnais : « Confronté à une épreuve, l'homme (sic) ne dispose que de trois choix : 1) combattre ; 2) ne rien faire ; 3) fuir. » Telles sont les réactions primaires qui se présentent face au danger et dont doivent débattre les matriarches, pour remédier à la pérennité de leur progéniture, la survie des filles et des femmes, et l'avenir des jeunes garçons encore en âge d’être éduqués, face à la menace constante venue des rapports de forces hiérarchiques hétérosexuels dans une collectivité patriarcale misogyne.

Le fait d’observer un groupe de femmes mennonites en marge, établi au sein d’un foyer de corruption fictif en milieu rural, permet une certaine distance entre le spectateur et l'injustice et le traumatisme vécus par celles-ci. Si le caractère interpellant du film n’est pas immédiat, ses multiples conversations sur les enjeux se déroulant derrière les portes closes, trouvent leur chemin vers une dimension plus personnelle du spectateur en permettant un dialogue insolite sur ce que signifie la culpabilité individuelle dans une société individualiste toxique. Au terme, cette histoire d'agression en milieu reculé aura rendue accessible une forme de langage collectif. La proposition tire d’ailleurs une part de son aplomb de cette approche, ayant le potentiel de sensibiliser le spectateur même le moins politisé par ce phénomène de société, venu écouter un énième film dont le sujet part d'un fait divers violent commis à l'encontre des femmes, mais cette fois raconté du seul point de vue du ressac féminin en établissant une conversation collective sur les violences sexuelles d’une culture du viol qui reste à déconstruire.

Dix ans après l'excellent et intimiste Stories We Tell (2012), l’imposante distribution et l’approche moins expérimentale de Women Talking peut sembler plus impersonnelle, moins envoûtante et interpellante. La dureté de son propos s'y relève toutefois avec cette même force de caractère, cette même grâce. Son originalité se trouve dans une mise en scène capable de texturer chaque moment, de créer un univers qui tient à la fois du théâtral et d’un certain folklore, pour amadouer la brutalité d’un récit très sombre, à coups de gros plans et de monologues inspirés.

Actrice, productrice, réalisatrice et scénariste, Polley démontre une fois de plus sa polyvalence et sa capacité à jouer sur différents tableaux. La direction photo, bien qu’efficace pour exprimer l’étau lugubre et le misérabilisme ambiant, ne se renouvelle pas en se campant dans une esthétique excessivement froide, aux teintes de bleu très à la mode; ce choix est rescapé par l’emphase de contrastes subtils entre l’empourprement des visages dans les espaces restreints et le vide sidéral qui règne tout autour. Le langage étant définitivement le médium de prédilection du film, l’expérience de comédienne de la cinéaste aura certainement optimisé sa direction d’actrices en permettant à Jessie Buckley (The Lost Daughter, 2021), Claire Foy (la série The Crown) et Rooney Mara (Carol, 2015) de pousser leurs interprétations au sommet.

 

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Critique publiée le 17 octobre 2022.