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Adrift in Tokyo (2007)
Satoshi Miki

Walk-trip

Par Mathieu Li-Goyette
Majoritairement visible lors des festivals, le cinéma japonais, malgré une longue tradition de chefs-d'œuvre, ne nous offre plus qu'un regard intempérant d’un monde parallèle qu’il se bâtit depuis plus de vingt ans à l’échelle internationale. Jeux vidéo, robots, mangas ; si la culture populaire des États-Unis se base sur le profit, celle du Japon semble se tourner vers un entre-deux entre rentabilité et conditionnement d’un mode de vie électrisé. Disfonctionnement majeur de la société qui passe dans l’incommunicabilité entre les générations, on a pu en voir un extrait plus connu ici dans Babel lors d’une relation distante finalement beaucoup plus dû à l’écart entre l’homme d’affaires posé et la jeune écolière de discothèque. Le problème est qu’au Japon, contrairement à partout ailleurs, la cérémonie, la tradition font office de « dialogue » et de résolution. Les querelles se jouent à coup de non-dits, les crises de nerfs étant réservées aux attaques physiques, impossibles d’en parler ouvertement. Et justement, le cinquième film de Satoshi Miki, réalisateur à la réputation comique, ouvre possiblement la porte à la réconciliation ou, à tout le moins, à l’ouverture d’un dialogue entre Japonais d’après-guerre et Japonais modernes sur fond de Tokyo, ville de toutes les époques. Alors que la scission semble classique, il n'en demeure pas moins que ses multiples variantes forment le joyau de la cinématographie japonaise depuis plus d'une soixante d'années.

Interprété par le jeune Jô Odagiri, vedette dans son pays et rappelant ici les traits d’un jeune Tatsuya Nakadai, Fumiya est un adolescent au bord de la faillite après plusieurs emprunts répétés à Aiichiro Fukuhara, prêteur des petites créances interprété par Tomokazu Miura (acteur tout aussi important au Japon). Deux comédiens de série A, mais aussi deux générations qui se confrontent à travers les attractions de Tokyo qu’ils semblent redécouvrir à la manière de touristes. Après avoir tué sa femme par inadvertance, Fukuhara décide de se rendre à un poste de police, mais pas n’importe lequel: le plus fiable de la ville (et aussi le plus éloigné). Pour l’accompagner, il engage son principal endetté en lui promettant d’effacer toutes ses dettes s’il le suit jusqu’au bout et ce, peu importe le temps qu’il leur faudra pour traverser la capitale. « Road trip » pédestre dans le Tokyo du quotidien rarement montré au cinéma, Dérive à Tokyo reprend la structure commune du cinéma japonais allant du conformiste à l’harmonie à travers un destin purgé des eaux troubles. Se livrer au policier après un déshonneur marital n’est peut-être pas aussi éloigné du rituel de seppuku; les journées de marche en ville, pas si différentes du pèlerinage, cheminement vers une paix intérieure avant la mort (voir Ikiru de Kurosawa). C'est dans cette visée qu'il faut premièrement décoder le film de Miki: un voyage initiatique doublé d'un dernier sacrement pour ces deux protagonistes.
 
Mais avant toute cette tradition, Dérive à Tokyo est un film hilarant autant pour le Japonais de toutes les générations (qui y trouvera son compte dans une belle mosaïque de personnages connus) que pour l’étranger novice dans sa connaissance d’une culture qui, dans ce film, déborde d’autodérision et parvient alors à atteindre les stéréotypes que l'on s'en est faits. Si nous ne saisissons peut-être pas tous les caméos présentés (et au dire du cinéaste, il y en a une multitude), ceux-ci se retrouvent tout de même exploités dans un rôle comique et l’effet préalable de la popularité n’est pas longtemps nécessaire au gag. Lorsqu’on croise le « Mask Man » (sexagénaire chevauchant un scooter blanc chromé) ou lorsqu’on tombe face à l’horloger le plus précis de Tokyo, menaçant Fukuhara de son kung-fu bien dompté, l’excentrique balaie toute notion réelle ou référentielle. « Au diable le réalisme », nous annonce rapidement Miki, car chez lui l’apprentissage passe par le rire, meilleur remède à tous les maux d’une société. Et pourtant, son film se voit judicieux lors de moments où, par exemple, il dévoile cette entité temporelle poursuivant notre fugitif le temps d'une course, transposition burlesque d'une fuite de l'inévitable. Parallèle au récit, l'évolution du behaviorisme des personnages tend soit à ignorer un passé irresponsable, soit à regarder avec curiosité cette jeunesse bien trop confiante envers ses moyens. Archétypes faciles compte tenu du nombre énorme d’œuvres ayant pour sujet la lutte des générations, le mérite du réalisateur se trouve dans sa capacité à ne jamais manquer une occasion d’user des attributs de ces figures populaires pour en faire ressortir rire et joie de vivre. En allant jusqu’à doter le plus jeune d’une coiffure punk et le plus vieux d’une coupe Longueuil (vous me pardonnerez le régionalisme); suprême risée sous un horizon, lui, habillé de mèches bleues et vertes.

Mise en scène efficace du pince-sans-rire, les procédés cinématographiques tels la voix hors champ et les jeux des regards sont utilisés dans un éventail impressionnant de possibilités et vont de la réflexion terre-à-terre au commentaire méprisable sur la voix stridente d’une écolière en quête de mayonnaise; les exemples éclectiques qui nous passent sous la main, au moment d’écrire ses lignes, sont vertigineux. Là où plusieurs cinéastes comptent sur le scénario en soi (plus souvent transcrit par la main d’un humoriste), Satoshi Miki raconte une histoire où chacun s’en tiendra de rire où bon lui semble, pour ainsi parvenir à toujours garder en vue l’expression première de son récit dans ce qui s’impose rapidement comme un univers filmique bien maîtrisé et aboutissant dans une ambiguïté agréable. Astuce peu adoptée lorsqu’on privilégie le « gag en canne » prêt à être exploité à toutes les sauces selon son public (ironie du sexe, de la culture populaire et de l’enfance, principalement), car qui dit comédie dit maintenant dérision des mœurs quand malheureusement, le rouage dépasse rarement le stade de la moquerie enfantine tandis qu’ici, la sérénité se fraie un passage après l’hilarité. Déroutement plaisant du quotidien, preuve bien vivante qu’une remise en question des traditions familiales demeure un enjeu chez certains cinéastes alors que d’autres ont voulu le hacher à coup de chanbara sous les pulsions refoulées du monde contemporain, Dérive à Tokyo est un film captivant et porteur d'un vent de fraîcheur unique et étonnement pertinent.



Adrift in Tokyo est ditribué au Québec par Evokative Films.
Lisez notre éditorial sur Evokative et les problèmes de la distribution au Québec :
Le public de qualité québécoise ou le syndrome des expos (novembre 2010)

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Critique publiée le 22 juillet 2008.