WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Mad God (2021)
Phil Tippett

LE FIN FOND DE L'ABYSSE

Par Anthony Morin-Hébert

De mon premier visionnage de RoboCop (1987) à l'âge vénérable de dix-huit ans, je garde un souvenir positif mais diffus, une seule image s'étant cristallisée dans ma mémoire : l'arrivée du méchant robot bipède dans les bureaux de l'OCP. Avec ses mouvements saccadés qui juraient avec ceux des acteurs, la machine laissait deviner qu'elle n'était qu'une simple figurine mue par la magie de l'animation en volume (stop motion). Je m’engageai pourtant à jouer le jeu, et l'illusion embraya. Les saccades de l'automate devenaient tout d'un coup inquiétantes, gages d'un inachèvement qui allait s'annoncer catastrophique et des périls d'un savoir technologique manié sans aucune considération éthique. Avec une parfaite maîtrise de son art, Phil Tippett avait su exploiter l'un des principaux défauts l'animation en volume — l'imparfaite fluidité des mouvements qu'elle produit — pour rendre cette scène mémorable. Souvent éclipsé par le renom des réalisateurs l'ayant employé, l'expert en effets spéciaux a posé la marque de sa créativité délurée sur de nombreux classiques du cinéma dont Star Wars (1977), Piranha (1978), Indiana Jones and the Last Crusade (1989) et autres bizarreries telles Howard the Duck (1986) et Coneheads (1993). L'adoption massive du CGI par l'industrie du cinéma l'a toutefois contraint à se tourner vers la pratique des effets numériques dans les années 1990 (Jurassic Park [1993], Starship Troopers [1997]), et c'est pourquoi la sortie de Mad God l'an passé a constitué un petit événement : ayant retrouvé les marionnettes, la peinture, le polystyrène et les textiles d’autrefois, Tippett est parvenu à autoproduire et réaliser un chef-d'œuvre incroyablement singulier qui pousse au paroxysme les limites de sa pratique artistique.

À bord d'une capsule suspendue par un câble, un soldat anonyme s'enfonce dans les profondeurs de la terre. L'individu protégé d'un scaphandre et d'un masque à gaz atterrit sur le sol d'un monde inhospitalier qu'il doit prospecter, guidé par une vieille carte, pour descendre toujours plus bas et atteindre le but de sa mission-suicide, le lieu où devra détonner sa charge explosive. Le reste de l'histoire est bien maigre, car l'univers où elle prend place est à ce point tari et abominable que le ferment des récits classiques – l'amour, la passion, l'espoir – n'a aucune chance d'y fleurir. Seuls les vestiges d'un passé plus tolérable subsistent, nous indiquant que les choses ont déjà été meilleures; des ruines de bâtiments, les restes d'une forêt calcinée et là, amoncelés dans une grotte, des symboles et idoles religieux auxquels plus personne ne croit. L'essentiel du film consiste alors en l'exploration de ce pandémonium où chaque nouveau lieu est pire que le précédent. Tout n'est que souillure, déchet, rouille, sécrétion, poussière, ténèbres. Nulle trace de végétation ni de soleil dans ce monde souterrain peuplé de créatures abjectes, qui ne manque pas de rappeler les plus célèbres représentations picturales de la déréliction : les orgies démoniaques de Jérôme Bosch, la désolation et le désespoir de Zdzisław Beksiński, les cauchemars biomécaniques de H.R. Giger...

Un certain ordre règne néanmoins, et c'est sans doute ce qui rend l'expérience si angoissante. On remarque rapidement qu'une logique industrielle déployée à grande échelle désacralise la moindre parcelle de vie des habitants de ce monde, chacun d'eux constituant le rouage d'une impitoyable machine. Rivés à des chaises électrifiées, des humanoïdes expulsent un imperturbable flot de merde, qu'avale la bouche d'une gigantesque tête reliée à une série d'organes, dont le contenu est pompé et transformé par diverses pièces mécaniques, elles-mêmes aboutissant à des moules qui, une fois chauffés, produisent de petits humanoïdes. Ces bonshommes artificiels et sans visage vaquent alors machinalement à des occupations prédestinées, se faisant écraser, manger, presser et brûler vivants pour alimenter d'autres obscurs mécanismes, qui à leur tour... Une telle déshumanisation des êtres, qui ne sont plus qu'une vulgaire ressource, paraît comme l'aboutissement d'une société technocratique que le progrès aurait menée à sa perte; des flashbacks mettant en scène tanks et champignons nucléaires nous montrent des relents de guerres passées qui ressemblent aux nôtres. Nous pouvons donc déduire que c'est l'avidité intarissable de l'Humain qui a mené au fiasco rencontré dans Mad God. Ayant vidé la terre de ses ressources, sans aucun respect pour la vie, l'humanité se serait autocannibalisée.
 


 

Le reste du film est conçu similairement, Tippett s'étant refusé de tomber dans la facilité des dialogues explicatifs, préférant cultiver le chaos de l'ambiguïté. Le sens de l'œuvre, polysémique, se construit par les associations subjectives que le flot imposant d'informations suscite chez les spectateurs et spectatrices. Nous pouvons ainsi percevoir une mise en garde contre les dérives idéologiques et le fascisme, dont on retrouve des signes disséminés à travers l'ensemble du film : saluts militaires, leaders idolâtrés, détournement de symboles religieux, contrôle des canaux d'information et propagande, etc. Un imaginaire collectif de la violence et de l'oppression peut ainsi se déployer et influencer notre geste interprétatif : des images comme la marche cadencée des petits humanoïdes au travail revêtent l'apparence de l'expérience concentrationnaire, autorisant la comparaison aux abominations de notre propre histoire comme la Shoah et l'actuel esclavage des Ouïghours, ou encore la servitude prescrite par le système capitaliste qui s'accapare et passe tout à la moulinette de la marchandisation, y compris le temps, la foi et la vie.

Tout ce pessimisme s’exprime dans l'esthétique singulièrement glauque de Mad God et l’éventail des possibilités permises par l'animation en volume. Gore, scatologique, obscène, le film accumule les monstres répugnants et les passages d'une violence insoutenable qui font détourner les yeux et soupirer d'écœurement. La quasi-totalité du profilmique est certes fabriquée de toutes pièces, le savoir-faire de Phil Tippett lui permet d'animer la matière et détailler son univers d'une telle manière que nous oublions l'artificialité des êtres rencontrés. Pensons aux mouvements de caméra dynamiques qui détaillent l'environnement à coups de panoramiques et de travellings, insufflant une dose de vitalité à une technique qui se prête mal au cinétisme des plans : il faut une planification irréprochable pour qu'une fois assemblées au rythme de 24 images/seconde, les légères variations du cadrage de chaque cliché produisent l'impression d'un mouvement naturel. On note aussi la combinaison du stop motion à des prises de vues réelles, que Tippett avait su parfaire dans RoboCop et qui est exploitée d'une manière plus percutante encore dans Mad God. Une scène particulière frappe l'esprit, alors que des médecins pratiquent une vivisection sur un être humain. Placée au milieu du film, qui s'était jusque-là déroulé dans un univers animé, la violente coupure qui fait basculer l'image en prise de vue réelle crée un choc déroutant, puisqu'elle est rapidement suivie d'une autre image animée. L'enchaînement live/animé se poursuit et finit par fondre les deux modes d'expression, provoquant l'unification des matières malléables, dures, artificielles, à celles qui sont poisseuses, molles et vivantes. L'abjection suscitée si brillement par cette séquence participe d'un thème essentiel de l'œuvre : l'hybridation dégueulasse et contre-nature de l'organique et du mécanique qui annonce la fin de l'humanité.

Le dieu auquel se réfère le titre de Mad God prend de nombreuses formes. Il s'agit à la fois de cette autorité religieuse punitive dont les menaces sont énoncées au début du film, de l'être humain qui aspire à dominer la vie par la technologie, des leaders idéologiques à qui on obéit avec vénération, mais aussi de Phil Tippett lui-même, qui a façonné cet univers scabreux de ses propres mains en dépit de la logique marchande voulant qu'un long métrage de science-fiction gore, en stop motion et pour adultes soit un projet irréaliste. Impitoyable, l’homme de 70 ans nous confronte aux pires tares de l'humanité et met en garde contre le piège d'un transhumanisme irréfrénable. Sous des apparences de simple exercice de style baroque, son dernier film adresse des questions essentielles et urgentes par des moyens qui resplendissent d'audace, et nous promettent une expérience profondément bouleversante.

9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 1er juillet 2022.