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Norbourg (2022)
Maxime Giroux

Sémiotique du capitalisme

Par Olivier Thibodeau

À des années-lumière de l’humanisme de Jo pour Jonathan (2010) ou du sublime Félix et Meira (2014), Maxime Giroux dirige ici une œuvre techniquement compétente, mais péniblement froide, à l’instar de la machine capitaliste anthropophage que celle-ci entreprend si diligemment de représenter. Dans sa tâche, le réalisateur bénéficie du concours de deux cinéastes émérites, la lumineuse Sara Mishara (solide) à la direction photo et le sombre Simon Lavoie au scénario, qui livre pour l’occasion l’une de ses charges les moins puissantes, lancée contre une bande de boucs émissaires tout désignés pour le brûlot. Fort d’un rythme enlevant, assuré par un montage dynamique rempli d’ellipses — le récit se déroule sur plus de cinq ans —, le film se développe à la manière d’une saga criminelle clinquante à la Wolf of Wall Street (2013), mais sans les personnages pittoresques ou l’impeccable direction d’acteurs de Martin Scorsese. On choisit plutôt ici le gris, les lourds symboles, la valeur-choc, la dénonciation péremptoire et l’automatisation de tout, des gens, donc des acteurs et de leurs gestes, question de tout mettre au diapason de cette mécanique capitaliste implacable qu’on se lance le défi d’incarner. Le film s’impose d’ailleurs lui-même de fait comme une mécanique implacable, incompatible avec quasiment toute forme d’humanité.

Le film a beau débuter sur des êtres humains, du moins sur l’idée qu’on se fait des êtres humains (lire : de pauvres gens, victimes d’un système qui les dépassent), ceux-ci seront vite oubliés dans le sillon des chiffres et de la représentation étourdissante de la magouille norbourgienne. En lever de rideau, on est en plein mélodrame social cependant, alors qu’une armée de courtiers sonne l’assaut sur une populace ignorante avec leurs offres d’adhésion au Fonds Évolution (qu’acquerrait Vincent Lacroix quelques années plus tard). On s’attarde particulièrement au personnage de Guy Thauvette, qui hésite à investir l’héritage de sa petite fille, qu’on voit jouer dans un petit salon en arrière-plan. L’homme la regarde, il regarde le contrat, il la regarde, puis retourne au contrat et finit par signer, comme résigné. Il vient de miser (et de perdre) l’avenir de son enfant. L’image est 100% limpide, tout comme le reste de la mise en scène, qui se donne à lire comme un pamphlet anticapitaliste, rempli de gros symboles, Vincent Lacroix en premier. Il suffit d’un coup d’œil au bonhomme, d’une apparition à l’écran, dans son petit costard décontracté, avec son sourire de vendeur de chars et sa familiarité décomplexée pour que l’appellation de « crosseur » transparaisse comme une lettre écarlate. Il suffit de le voir lire l’étiquette du cru Norbourg qu’il sert à ses employé·e·s et sur laquelle on mentionne « la meilleure cuvée qui soit : la création du capital »… 

Le film ne fait pas dans la subtilité ni dans la nuance. C’est comme une brique lancée par une main fébrile, avide de justice pour les gens floués. Et ça fonctionne bien dans son dessein de dénonciation, de révéler au grand jour l’étendue, le caractère systémique et anodin de la crosse — l’accumulation des scènes de falsification est absolument hallucinante. Le problème, c’est que tout est aspiré à la suite de Lacroix dans le maelström de l’abstraction, tout devient symbole, incluant l’humanité elle-même. À ce sujet, il est crucial de constater que si Lacroix nous apparaît à l’écran comme une froide engeance, c’est le cas également du personnage principal, Éric Asselin, ex-vérificateur financier supposé représenter l’innocence corrompue de l’homme ordinaire. Interprété par un Vincent-Guillaume Otis qui manque cruellement de présence et se fait constamment voler la vedette par un François Arnaud beaucoup plus charismatique, Asselin n’est toujours qu’un crosseur lui aussi, ou du moins, un crosseur en devenir. Non seulement est-ce que sa psychologie est-elle limitée à sa plus simple expression, mais tout son récit est complètement superficiel. C’est un non-humain, dans un monde où tous les humains sont instrumentalisés (par la production également), mais où on nous propose surtout l’acquisition de richesse comme une motivation inéluctable et immédiatement intelligible pour tous. 

On nous présente d’abord Asselin comme un professionnel plutôt respectable, du moins pour deux minutes, avant qu’il n’entre comme un mouton dans la danse de Lacroix. On lui impute bien quelques qualités morales absentes de l’homme d’affaires. On essaie surtout de justifier son geste par le biais d’une symbolique lourdaude de la pauvreté et du manque de statut comme stimulus « naturel » vers le geste frauduleux. En fait, tout son embrigadement n’est intelligible que par le prisme du désir de richesse. On l’observe brièvement dans un appartement miteux près du Nouveau Colisée avec une femme enceinte qui se plaint de n’avoir pas accès à la propriété, femme enceinte qui n’a d’ailleurs d’autre fonction que de rappeler certains besoins financiers à son mari puisqu’elle disparaît virtuellement de la diégèse passé le premier acte, ne servant plus que de décoration dans la grosse baraque de banlieue laide qu’Asselin s’achète avec l’argent des investisseurs. Tout dans le film (le logement miteux, la femme et les enfants, la triste balade en métro que fait le protagoniste pour couvrir LE kilomètre qui le sépare de la maison) ne semble être là que pour évoquer les obligations monétaires des personnages, leur manque de statut ou leur désir de richesse. Même la raison d’être de l’œuvre est indissociable d’une forme de culte de la personnalité, celle du riche Lacroix, que l’on Jordan Belfort-ise à toute fin pratique, de sorte que, dans les faits, l’on abdique ici complètement et sciemment à la logique capitaliste. 

Tout comme les apôtres du capitalisme, les partisans du néolibéralisme ou n’importe quel politicien avide de pouvoir, le film ne nous invite jamais à penser autrement. À remettre en question les symboles dominants, l’immédiatement intelligible, l’abstraction des êtres, l’impératif de l’argent. Il incombe à ce titre de rappeler qu’il existe déjà un film sur Vincent Lacroix, réalisé par Robert Morin en 2008 : Papa à la chasse aux lagopèdes. François Papineau y interprétait le PDG de Norbourg en train de préparer une vidéo à l’intention de ses filles au moment de fuir la justice. Or, le Lacroix de Morin est très différent du Lacroix de Lavoie. Il est doté d’une famille, d’un passé, d’ingéniosité et d’humour; sa représentation transcende l’image statique disséminée par les tabloïdes alors qu’on capitalise ici à fond sur celle-ci, montrant l’homme comme un suffisant célibataire qu’on finit par arrêter tandis qu’il boit un verre de vin rouge sur sa grosse propriété près du lac Magog. De façon foucaldienne, Morin implique aussi les « petits investisseurs » dans leur propre victimisation, soulignant leur avarice et leur participation active dans le système capitaliste. À la base de sa démarche : combattre les idées reçues, remettre en question les postures dominantes, le manichéisme, la catégorisation des individus, bref tenter d’imaginer une utopie humaniste où on pourrait se défaire des étiquettes. C’est génial, puisque le simple fait de conforter les gens dans leur haine contre une figure criminelle monolithique tout en leur rappelant qu’il est nécessaire d’avoir une grosse baraque en banlieue pour bien élever ses enfants et qu’il est mieux de conduire un VUS rutilant que de prendre le métro tient de la pure futilité. 

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Critique publiée le 9 mai 2022.