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We're All Going to the World's Fair (2021)
Jane Schoenbrun

PRISONNIERS DES INTERSTICES

Par Olivier Thibodeau

La banlieue nord-américaine est un terreau fertile pour l’horreur cinématographique. De la revanche sanglante orchestrée par les parents de Last House on the Left (1972) jusqu’aux pitreries démoniaques de Fred Vogel dans August Underground (2001), toutes les manifestations violentes de pulsions refoulées semblent y trouver leur place. C’est une contrée de psychopathes ordinaires et de monstres fantastiques, vampires, martiens, petits démons harryhauseniens. Depuis les années 1980, c’est également là que réside le public cible des superproductions de genre hollywoodiennes : tous ces adolescents complexés, esseulés, dont elles font involontairement l’ethnographie et la psychanalyse. Férue des règles de ce genre extrêmement codifié, mais aussi de celles du monde solitaire de la visioconférence et de la socialisation internet par partages interposés, la réalisatrice Jane Schoenbrun nous livre ici une vision parfaitement contemporaine de l’horreur banlieusarde, inspirée subtilement par les nouveaux mythes et les nouveaux bonshommes 7 heures cyberspatiaux – mais à des années-lumière des grossiers délires de l’ami Timour Bekmambetov. Elle est motivée surtout par le spectacle ostentatoire de la nouvelle aliénation, provoquée par la transition des êtres vers une arène cybernétique dont elle soupèse simultanément, et brillamment, les potentialités esclavagistes et libératoires (notamment la fonction d’exutoire, de bouteille à la mer dématérialisée, de pont intergénérationnel). 

Là où Schoenbrun brille, c’est dans la représentation extrêmement perspicace qu’elle fait de l’univers banlieusard, ainsi que de l’univers parallèle, interstitiel, qui a germé en lui depuis le début du millénaire et où se réfugient aujourd’hui les jeunes à partir de leurs cachettes traditionnelles : les chambres à coucher du grenier et les grandes remises dans la cour d’où ils accèdent à la prison panoptique de YouTube. C’est une double aliénation qu’elle parvient en somme à cadrer, une aliénation gigogne, marquée par le retrait littéral des êtres hors d’une communauté fragmentée a priori par le phénomène d’abandon parental. Or, et c’est là que le scénario du présent film se distingue de l’itération classique du genre, les parents ne sont pas immuns au processus d’aliénation numérique. Ce ne sont plus des personnages secondaires, tel qu’en témoigne le changement subreptice de perspective à la mi-parcours, mais des participants actifs dans cette économie de l’éloignement d’où émane une dislocation et une réorganisation des rapports familiaux traditionnels suite à l’avènement de succédanés relationnels numériques.

Abordé à la fois par la lorgnette de la caméra que trimballe sans cesse la protagoniste Casey (brillante Anna Cobb, dont la performance, frappante de naturalisme, constitue un vecteur-clé de l’affect), mais aussi par celle d’une caméra neutre, intimiste, mais insistante, presque voyeuriste, l’univers suburbain diégétique se déploie dans toute sa laideur, aidée dans ce dessein par une bande sonore mélancolique parfaitement ad hoc. Cet univers est ausculté avec toute la perspicacité de quelqu’un qui y a vécu ou, du moins, qui en saisit tous les mécanismes (voir le Gummo [1997] de Harmony Korine par exemple, ou le Toad Road [2012] de Jason Banker). Ceux d’un monde où se côtoient les espaces déshumanisés du commerce de grande surface (les stationnements déserts et encrassés des magasins d’électronique, de jouets, de poulet frit), les espaces vides d’une nature balisée par les clôtures de quelque propriétaire terrien anonyme et les grands boulevards où le métal communie avec le métal. On ressent plus qu’on nous montre un lieu où les membres de la communauté se frôlent plutôt que d’interagir, où les êtres vivent chacun dans de petits cocons isolés. La froideur des rapports qu’entretiennent Casey et son père témoigne pleinement de cette réalité, alors que la jeune femme, soupant seule dans la salle à manger, se replie diligemment vers ses quartiers à l’arrivée du paternel, annoncée par la lueur des phares de son véhicule frappant les murs de la maison. Même les célébrations populaires du Nouvel An dans les rues de ville sont écourtées et captées par l’entremise d’une caméra qui coupe Casey du monde. La fête de Noël est encore plus triste, l’occasion pour la protagoniste de sommer un père Noël en plastique d’arrêter de lui sourire.
 

  

 

Cocons complémentaires aux cocons domiciliaires, les alvéoles de la ruche YouTube, de même que toute l’expérience de la spectature internet, sont également représentés avec une infinie perspicacité. Le plan liminaire nous place d’ailleurs dans la position usitée des abonnés de chaînes YouTube alors que nous mirons Casey via l’objectif de sa caméra web tandis qu’elle se prépare à exécuter le terrifiant « world’s fair challenge », dont l’effet est de transformer la personne qui y participe selon les paramètres du body horror. Les grands thèmes de l’angoisse adolescente (la pulsion de mort, l’incommunicabilité, la solitude et l’inexorable métamorphose) sont ainsi abordés de cette façon feutrée qui est celle de la métaphore socioculturelle. C’est surtout l’occasion pour Schoenbrun d’explorer les mécanismes internes de ce petit théâtre internet ordinaire, d’entrer en coulisses et de briser le quatrième mur, de façon à ce que Casey quémande directement l’attention du spectateur via ses interventions auprès des quelques membres de sa chaîne. 

L’immersion dans le microcosme des sites d’hébergement vidéo est très réussie, grâce à un montage adroit qui altère notre perception de la diégèse et nous empêche de distinguer le monde réel du monde virtuel, mais surtout de déterminer qui regarde qui, Casey ou JLB, ce père traumatisé, privé d’un enfant disparu, qui vieille à distance sur la protagoniste. La virtuosité de la plongée est telle qu’on se retrouve parfois absorbé de façon inexorable par les images dans les images, par la voix caressante des nounous virtuelles, par les témoignages lancinants des victimes du « world’s fair challenge », par les rythmes électroniques des divas, qui accaparent notre attention jusqu’à provoquer un sursaut au moment où le père de Casey se met à gueuler à l’étage inférieur. « It’s 3 o’clock in the fuckin’ morning », hurle cette entité élusive, père absent qui travaille tout le temps et dont la présence se résume à ce genre d’intrusions violentes et succinctes dans la vie de Casey. Heureusement pour elle, la toile est remplie de figures de remplacement, de locuteurs palliatifs et de parents substituts, bref d’une quasi-opportunité de socialisation par écrans interposés.   

D’un point de vue conceptuel, et ce même s’il s’intéresse principalement à la sociologie des rapports humains à l’époque contemporaine, les tactiques d’épouvante réunies dans le film sont particulièrement brillantes. La santé mentale déliquescente de Casey est montrée de manière à la fois subtile et surprenante, à l’aide d’une série de vidéos où JLB capture des indices furtifs, raidissement des membres et blagues morbides, mais aussi des manifestations plus alarmantes de son état, cris déchirants et menaces de mort, qu’il est impuissant néanmoins à endiguer. Les effets spéciaux pratiques sont très mémorables également, bien qu’ils soient utilisés avec parcimonie, ajoutant une dimension physique au processus de transformation psychologique et émotionnelle d’une protagoniste à mi-cuisse dans le numérique, écartelée entre deux mondes de faux-semblants, de relations utilitaires et de solitude triomphante où seul reluit l’espoir, tangible mais désespéré, d’une rencontre fortuite entre deux âmes errant dans les interstices cachés d’une société anthropophage.

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Critique publiée le 27 avril 2022.