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Minari (2020)
Lee Isaac Chung

Les granges brûlées

Par Claire Valade

Le rêve américain. Quel pouvoir d’attraction incroyable ce rêve (pourtant bien plus près du mirage) a-t-il eu sur des générations de citoyens et, surtout, d’immigrants depuis bien avant la Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776 ? Qui a inventé pareil rêve sur lequel ces générations sont venues se fracasser en plus de 250 ans d’histoire ? Se fracasser, oui, car il faut bien l’avouer, il y a beaucoup d’appelés, mais très peu d’élus dans ce rêve illusoire selon lequel quiconque vivant aux États-Unis pourrait, « par son travail, son courage et sa détermination » (dixit Wikipédia), devenir prospère. Pour les immigrants rêvant d’une vie meilleure ailleurs, au loin, dans un pays de richesses infinies et de promesses de lendemains qui chantent — un pays qui paraît offrir tout sauf la misère, la détresse et l’avenir lugubre que semble vouloir leur réserver leur propre patrie —, le désenchantement peut être particulièrement dur et la chute, particulièrement abrupte.

C’est ce rêve qui a poussé Jacob à quitter la Corée du Sud pour les États-Unis, dans Minari. Et c’est ce même rêve qui le pousse aussi à nouveau à quitter la relative sécurité culturelle et financière de sa communauté néocoréenne de Los Angeles pour pénétrer encore plus profondément dans sa terre d’accueil, jusqu’en Arkansas. Son épouse, Monica, le suit avec réticence et scepticisme. Visiblement, elle s’ennuie déjà de son confort et de son entourage familier californien et ne s’empêche pas de le faire savoir à son mari. Tout entiers absorbés par leurs propres angoisses, ni Jacob ni Monica ne s’aperçoivent jamais vraiment que leurs enfants observent secrètement l’escalade de leur mésentente et sont loin d’être dupes devant le stoïcisme relatif adopté par leurs parents devant eux. Tout au plus, aux yeux de ceux-ci, la jeune Anne et son petit frère David leur apparaissent-ils peut-être un peu ballottés, mais plutôt disciplinés et confiants en l’aventure.

Car c’est bien d’une aventure qu’il s’agit, avec tout ce que cela comporte d’inconnu, de surprises, bonnes et mauvaises, de déceptions, d’exaltation, de défaites et de résilience. Sans être à proprement parler un cauchemar, il faut dire que le rêve de Jacob est loin d’être scintillant. Le réalisateur Lee Isaac Chung établit clairement d’emblée ce qui attend la petite famille dans cette nouvelle nouvelle vie. La route vers leur nouveau chez-eux est longue, traversant des champs qui semblent s’étendre à l’infini. De toute évidence, leur nouvelle vie se trouve au milieu de nulle part. La preuve : la maison mobile qui les accueille est, elle aussi, au milieu d’un champ en friche au milieu de nulle part, entouré de boisés sombres, à des kilomètres de la plus proche agglomération. Juchée sur des blocs de ciment, sans même la présence de quelques marches pour y accéder, avec ses murs beige sale et son allure laissée à l’abandon, la maison est peu accueillante de l’extérieur et son intérieur en préfini brun se révèle bientôt tout aussi morne et déprimant. Chung filme ces moments et ces détails avec une réserve et une pudeur attentionnées qui s’étendront à l’ensemble du film, comme s’il cherchait à témoigner de ces tranches de vie discrètement, avec délicatesse, sans s’imposer lui-même au cœur cette vie familiale (pourtant inspirée de la sienne), même s’il est évident qu’il s’intéresse plus particulièrement à Jacob et à son fils, David. Il gardera cette réserve respectueuse tout au long du film, non pas en filmant à la manière détachée d’un pur documentaire, mais plutôt en captant par petites touches des moments intimes comme s’il remuait des souvenirs en ouvrant un album de famille rempli d’émotions contradictoires trop longtemps contenues.

Pour explorer pleinement son propos, Chung a recours à un mécanisme scénaristique hautement éprouvé, l’arrivée d’un étranger au sein d’un ensemble bien rodé. Voilà un mécanisme qui peut se révéler fort éculé entre des mains moins habiles que celles de Chung, qui l’utilise au contraire non seulement comme moteur dramatique (en faisant éclater la bulle familiale, les petits drames propulsant le fil narrateur), mais aussi surtout pour évoquer et illustrer toutes les facettes de cette expérience immigrante et de ce rêve américain au centre de son récit. Dans le cas présent, l’étranger-catalyseur sera plutôt une étrangère, Soonja, la mère de Monica, déposée très judicieusement comme un chien dans un jeu de quilles au cœur de cette dynamique familiale éreintée. Avec un doigté remarquable tant dans la direction d’acteur que dans l’écriture, Chung présente cette grand-mère rigolote et grossière, complexe et frondeuse, dérangeante et infiniment aimante, comme l’incarnation de leur ancienne vie, avec cette énergie vitale et débrouillarde du vieux pays, essentielle pour réussir à s’affirmer dans le nouveau, mais aussi avec cette pointe d’indépendance de caractère qui ferait rougir d’envie le plus pur des Américains. En effet, d’un côté, elle arrive tout droit de Corée du Sud, parle un anglais déficient et apporte précieusement dans ses bagages des graines de minari, un légume coréen bien humble que Jacob méprise et considère comme invendable en Amérique. De l’autre côté, elle affiche d’entrée de jeu un esprit rebelle et futé, dégourdi et assuré, bref un cran qui ferait la fierté de tout Américain. Ni sa fille ni son gendre n’arrivent eux-mêmes à exprimer vraiment cet aplomb, alors qu’il leur serait pourtant nécessaire pour réussir dans toute l’incertitude que leur réserve leur nouvel environnement (la première, trop bornée par sa vision d’une vie parfaite et son inquiétude démesurée pour la santé de son fils; le second, trop rigide et inflexible dans son approche conformée de sa quête d’une vie nord-américaine sublimée).

Bousculant la vie de chacun, et plus spécialement celle du jeune David forcé de partager sa chambre avec l’encombrante grand-mère, Soonja servira donc de pont entre l’ancien et le nouveau, les découragements et les espoirs, la débâcle et la renaissance. C’est par elle que le grand drame catalyseur surviendra, lorsqu’elle provoque accidentellement l’incendie de la grange renfermant toute la récolte si chèrement acquise. Mais c’est aussi grâce à elle que la survie de la famille pourra être assurée, en attendant qu’une nouvelle récolte ne puisse être à nouveau plantée et ramassée, alors que Jacob reconnaît enfin la valeur culturelle et marchande du prolifique minari que sa belle-mère a fait pousser le long du ruisseau qui borde leur terrain.

Au-delà de l’impact de Soonja sur le destin de la famille Yi, Chung donne également la belle part à une foule de petites aventures quotidiennes. Tout autant que Soonja, celles-ci expriment aussi ce balancement constant entre deux pôles qui caractérise la réalité de l’immigrant et sa quête d’une vie meilleure, dans les grandes comme dans les petites choses. Le gagne-pain abrutissant de l’usine à poussins, avec ses caquètements constants, son éclairage artificiel et ses manipulations déshumanisantes et répétitives des oisillons, juxtaposé au travail de la terre, dur, mais gratifiant et coloré, dans la lumière chaleureuse des champs verts et dorés. Les plafonds de la maison qui coulent et le manque d’intimité dans des pièces trop exiguës, faute de pouvoir encore s’offrir mieux, mais aussi la possibilité de dormir tous ensemble sur le plancher de la pièce principale, comme avant, pour sentir la présence réconfortante des autres tout près, collés. Les horribles remèdes traditionnels de la grand-mère qu’on force David à ingurgiter, mais aussi les encouragements que celle-ci prodigue à son petit-fils, l’appelant à se dépasser et à croire en sa force insoupçonnée. L’appréhension des Yi au contact de cette nouvelle communauté rurale très caucasienne, mais aussi l’acceptation surprenante et spontanée de ces nouveaux arrivants par celle-ci. Le déchirement entre l’amour qui unit un couple et les rêves inassouvis de chacun, alors que chacun a tout sacrifié pour la survie de la famille, mais en empruntant aveuglément des cheminements divergents au détriment de ce qui les avait unis à l’origine. Chung filme tout ça avec simplicité, par des cadrages classiques qui donnent toute la place aux gestes, à la lumière et au jeu nuancé et fébrile de ses acteurs magnifiques, de Steven Yeun (Jacob), qui se révèle un des grands acteurs américains en devenir, au tout jeune et merveilleusement naturel Alan Kim (David), en passant par la formidable Yuh-Jung Youn (Soonja), qui passe de force de la nature à invalide en détresse avec une aisance confondante.

Chung brosse un portrait incroyablement vibrant et touchant de ces vies coincées entre l’American Way of Life et les relents de la vie d’avant. Ce sentiment de n’appartenir tout à fait ni à la vie passée ni à la vie présente, ni au pays qu’on a quitté ni au pays qu’on a choisi. Ce sentiment de vivre une vie à moitié — à moitié ici et à moitié là-bas — et de vouloir tout faire pour s’enraciner à nouveau, pour faire sa place, pour bâtir des attaches et des fondations, sinon pour soi, alors au moins pour ses enfants et les générations qui suivront. Œuvre discrète à propos de vies discrètes, sans grand spectacle, mis à part une grange qui brûle dans la nuit (grandes langues de feu orange qui montent dans la noirceur), Minari s’avère une illustration admirable de ce grand dilemme paradoxal de la vie de l’immigrant en général et, plus particulièrement, de la vie des immigrants en terres états-uniennes, en quête de cet impossible rêve américain.

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Critique publiée le 10 septembre 2021.