WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Candyman (2021)
Nia DaCosta

Manquer de classe

Par Olivier Thibodeau

Dérivatif, paresseux, surproduit et impersonnel, Candyman est à l’image d’un certain standard commercial. Comme le cinéma d’horreur industriel, il ne fait aussi qu’aborder superficiellement certains problèmes sociaux, pourtant parfaitement dignes de la renaissance du mythe, s’assurant toujours de conserver une perspective bourgeoise sur l’ensemble de la diégèse. La lorgnette est si étroite en fait qu’elle s’apparente à un télescope, qui permet au spectateur d’observer les pauvres à une distance toujours parfaitement confortable, jusqu’au moment tragique de leur résurgence monstrueuse. Comme dans le cinéma d’horreur industriel, tout est affaire d’exploitation : exploitation de la peur, du dégoût, de la méfiance, de la souffrance d’autrui et du travail créatif d’éminents précurseurs, sauf qu’on ajoute ici l’exploitation de la bien-pensance populaire et celles des iniquités sociales elles-mêmes, dont l’abstraction caricaturale fait les choux gras de Jordan Peele (qui est ici producteur) depuis le début de sa carrière. Ce qu’il y a de plus désolant, par contre, c’est la façon cavalière dont le film tourne le dos au classique de Bernard Rose, œuvre unique, rigoureuse, obsédante et sociologiquement perspicace dont il constitue une suite tout aussi méprisante que méprisable.

Tout est affaire de retournement, ici, de perspective miroir, mais d’une façon grossière et littérale. Candyman sort d’un miroir, après tout. Fallait bien presser le citron, quitte à surir insouciamment un héritage béni. Les noms des compagnies de production apparaissent toutes à l’envers, question de faire retentir une grosse cloche, et d’insister sur le fait que le spectateur s’apprête à entrer dans un monde étrange, même si celui-ci partage en fait une symétrie exacte avec l’univers chromé de la propriété immobilière et de l’arrivisme professionnel où évolue le public cible. Le pire, c’est que cet attachement fanatique au symbolisme spéculaire justifie ensuite l’inversion complète de la perspective auctoriale pourtant si sensible de Bernard Rose, revendiquée bruyamment lors d’un générique d’ouverture qui sert de matrice formelle. Plutôt que d’effectuer un travelling à vol d’oiseau sur une série d’échangeurs urbains, comme à l’époque, la caméra effectue maintenant une série de travellings en contre-plongée, à ras le sol, l’objectif pointé vers la cime des gratte-ciel. Utilisé peut-être bêtement pour sa seule valeur d’abstraction graphique (les édifices se trouvant ainsi réduits à une série de formes géographiques incongrues), ce choix de prise de vue est pourtant lourd d’implications discursives, démontrant un désintérêt flagrant pour la rue, mais aussi pour tout espace social cohésif, choix qui dictera d’ailleurs tout le reste de la mise en scène.
 


:: Candyman (Bernard Rose, 1992)


Non seulement Nia DaCosta, honnête réalisatrice noire happée par l’industrie après un seul film (Little Woods [2018]), démontre-t-elle d’emblée un intérêt exclusif pour ce qui se passe en haut, dans les hautes sphères de la société, mais elle méprise ce faisant toute vision collective de la société, rejetant du même coup le mode de transmission traditionnel des mythes que s’efforçait de célébrer le film original. La croisée des chemins, la croisée des véhicules représentaient à l’époque l’intersection ponctuelle des récits individuels, c’est-à-dire le berceau interactionnel de la légende urbaine. Aujourd’hui, non seulement est-ce que l’espace communautaire chicagoan, lieu de naissance d’une sociologie d’inspiration ethnographique, se trouve complètement fragmenté, mais la méthode scientifique de collecte des données qu’on y préconisait historiquement (chez Rose notamment) se trouve volontairement rejetée, au profit d’une conception purement individualiste, purement utilitaire de la connaissance sociologique. Plutôt que de refléter une réalité communautaire tangible et étudiée, le mythe n’est plus ici qu’une denrée symbolique, un fructus que s’approprient les riches artistes à l’écran et, par extension, les riches artistes qu’ils représentent derrière la caméra.

C’est d’une façon expéditive et égoïste, mais surtout typiquement contemporaine qu’on se familiarise ici avec le folklore urbain, au gré d’un scénario paresseux qui ne s’intéresse finalement à l’humain que comme marchandise : bout de chair sanguinolent ou idéogramme ambulant. Même les deux héros possèdent ce caractère archétypique détestable et entretiennent cette relation d’exploitation mutuelle qui régit tous les rapports produits par le film. Elle, c’est une curatrice carriériste et lui un artiste à la mode qui, après le succès de ses toiles naïves à saveur raciale, se trouve en manque d’inspiration, donc en manque d’argent pour payer sa part du condo gigantesque et impersonnel qu’il partage avec sa copine dans un quartier embourgeoisé.

Heureusement (ou malheureusement) pour lui, c’est l’inspiration qui viendra cogner à sa porte, lors d’un dinner party avec un beau-frère flamboyant où, entre deux engueulades à propos de leurs préférences individuelles de cépages, celui-ci mentionne l’histoire d’Helen Lyle (le personnage de Virginia Madsen dans le premier film, dont le récit, mais surtout le travail d’enquête sont ici dénaturés, puis sauvagement exploités). On enchaîne avec l’un de ces montages détestables où, pour parfaire son éducation, le héros s’assoit devant son ordinateur et consulte internet. La scène est tellement excitante que j’avais peur de mouiller mes sous-vêtements, surtout que celle-ci constitue un pied de nez délibéré à la rigueur sociologique démontrée par Rose. Question d’en rajouter une couche, on amène ensuite le gars dans une petite promenade autour de Cabrini Green, mais rien de trop intense, juste pour dire, certainement pas pour aller parmi les pauvres. Ça tombe bien : il y a un pauvre qui se tient juste là, en attente du héros, pour lui expliquer de manière platement didactique, dans l’enceinte d’une laverie « prolétaire » au style rétro savamment étudié, toute l’histoire de Candyman, qu’Anthony ramène à la maison pour mieux en exploiter le potentiel commercial. Comme pour Lyle, il sombrera ensuite dans la folie, traqué par un spectre auquel il est irrémédiablement lié, et qui laissera une série de cadavres dans son sillon.

Afin d’étoffer le récit, d’une manière presque désespérée, on plaque une série de révélations inconséquentes à minuit moins dix, à minuit moins cinq, à minuit moins une, bâtissant un discours comme on bâtit une palissade anti-zombies, tout en s’assurant de bien exploiter la nostalgie des spectateurs pour des détails triviaux de la production originale. Et pour finir, dans une dernière tentative de marquer l’esprit du spectateur avant qu’il ne retourne dans ses propres pénates bourgeois, on ressort le discours anti-flics laissé en plan plus tôt avec des images-choc bien ancrées dans l’actualité médiatique. Le processus est tellement grossier qu’il est dur d’y voir quoi que ce soit d’autre qu’une manœuvre mercantile discutable, surtout que c’est finalement la résurgence des pauvres qui constitue l’élément d’horreur central, vue comme une menace non seulement pour l’institution policière, mais aussi pour la bourgeoisie bien-pensante et hypocrite que représentent les protagonistes.    

Le message anti-flics constituait pourtant un bon filon à exploiter, beaucoup plus que la critique bourgeoise de l’embourgeoisement que les auteurs ont développé en son lieu. Celui-ci aurait pu leur permettre d’élaborer une perspective politique opportune sans toutefois sombrer dans la mascarade. En effet, s’il est facile d’envisager, dans une logique de classe mondialisée, comment les Noirs riches peuvent oppresser les Noirs pauvres, force est de constater que les flics ont le pouvoir d’oppresser tous les Noirs, sans égard à leur appartenance de classe. User de ce filon aurait permis en outre de légitimer le discours antiétatique douteux que le héros brandit auprès de la méchante critique d’art pour justifier son propre mode de vie délétère. « Ce ne sont pas nous qui sommes la cause de l’embourgeoisement », déclare-t-il comme un garçon frustré, « c’est la faute de la ville [NDLR : dont la mairesse est une femme noire lesbienne]. » J’ai vomi un petit peu dans ma bouche en entendant cela. Juste un peu. Parce c’est là où nous en sommes rendus : à un point dans l’histoire où même les méchants, les gens qui capitalisent sur la misère causée par l’embourgeoisement tout en y contribuant personnellement, qui se moquent de la mort des autres tant que celle-ci leur apporte des bénéfices personnels, peuvent se sentir confortables dans le fait de justifier leurs actes en rejetant la faute sur autrui. Fallait bien fermer la gueule à cette critique blanche mal baisée après tout, cet archétype de critique frustrée, méprisante des artistes, que Peele et DaCosta auraient mieux fait de ne jamais nous brandir à la figure. Ce personnage de critique, c’est un dispositif de sécurité éhonté contre tout jugement négatif du film, que ce dernier nous somme d’envisager de facto comme le propre d’une personne revancharde qui ne sait pas ce dont elle parle. C’est une façon violente de décourager la dissidence en somme, de tuer dans l’œuf tout débat quant à la légitimité d’un discours racial qui aurait été beaucoup mieux substancié par le concours d’un discours économique et sociologique ad hoc.

J’aurais préféré ne pas envisager Candyman sous l’angle politique, comme tout le cinéma de Jordan Peele d’ailleurs, mais il nous ne laisse pas le choix. D’ailleurs, l’expression consacrée veut que quiconque vit par l’épée doive mourir par l’épée. À capitaliser avec autant d’insistance sur des problèmes raciaux qu’il ne fait toujours que théoriser et qu’esthétiser, ignorant joyeusement les problèmes de classe qui y sont pourtant étroitement liés, il fallait bien que Peele se fasse un jour rabrouer, surtout qu’il mord ici hardiment la main des critiques qui le nourrissent trop généreusement depuis le début de son virage vers l’horreur. Malgré l’esthétisme froid et le côté standardisé de la mise en scène, on ne s’acharnera pourtant pas sur DaCosta, qui elle-même semble avoir été commidifiée pour les besoins de la production, recrutée par Peele quelques mois après sa victoire du prix Nora Ephron à Tribeca en 2018, qui la voyait comme un « bold new talent […] to provide new audiences with an entry point to Clive Barker’s legend [1] ».

 

 


[1] Kroll, Justin. 2018. « Jordan Peele-Produced ‘Candyman’ Reboot Taps Director Nia DaCosta », Variety (27 novembre). https://variety.com/2018/film/news/candyman-reboot-nia-dacosta-jordan-peele-1203037897/

4
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 7 septembre 2021.