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Wolfwalkers (2020)
Tomm Moore et Ross Stewart

« Sois fière, sois sauvage, sois libre »

Par Claire-Amélie Martinant

Un habile mélange de prouesses graphiques au style éclectique, des voix facétieuses incarnées par une énergie envoûtante, des effets sonores particulièrement soignés ainsi qu’une narration fluide et dynamique, Wolfwalkers nous impressionne autant par sa composition technique qu’esthétique. Tiré d’une vieille fable méconnue du folklore irlandais, ce troisième volet d’une trilogie engagée par Tomm Moore — avec The Secret of Kells (2009) et Song of the Sea (2014) — veille à nous introduire aux légendes celtiques, à l’histoire et aux croyances anglo-irlandaises du 17e siècle. Tout comme il tenait à cœur à Lorenzo Mattoti de nous partager les récits de son enfance en adaptant au cinéma le fameux conte de Dino Buzzati La fameuse invasion des ours en Sicile, Tomm Moore et Ross Stewart, qui ont tous deux grandis à Kilkenny (la petite ville où se déroule l’intrigue), nous font goûter à leurs souvenirs d’enfance bercée par les forts de fées et les vestiges de l’Âge de fer (des lieux qui se retrouvaient aussi dans Song of the Sea).

L’atmosphère magique et inquiétante des endroits fréquentés au cours de leur jeunesse est transcrite tout au long du film et fait son entrée dès le générique de début. Les chants des oiseaux emplissent doucettement nos oreilles, un pigeon ramier prend son bain, un écureuil pose son museau sur des noisettes, les hume, puis s’enfuit, un blaireau sort enfin de sa tanière, un cerf nous observe et soupire. Une musique suspicieuse vient emplir les airs pour nous rappeler de rester sur nos gardes. La nature, bienveillante et accueillante, se révèle parfois imprévisible, voire dangereuse, même pour ses habitants. Des coups de hache, presque trop familiers, résonnent, rythmés par les gestes des hommes. Ils laissent transparaître une réalité troublante : une exploitation forestière sévit, enfin… plutôt une destruction massive du boisé, une initiative de Cromwell, le lord-protecteur despote. Son programme colonialiste cherche à corriger les Irlandais en les éduquant et en les soumettant à des travaux forcés, et ce même les enfants ! Des faits véridiques qui se sont déroulés en 1650. Une grande campagne d’éradication des loups est lancée : sauvages et indomptables, ils représentent une menace pour le gouvernement qui cherche à inféoder les êtres vivants sans les comprendre et à usurper leur milieu de vie. Craints par les villageois, attaquant les bûcherons et les animaux d’élevage, ils nourrissent les rumeurs et la peur. Celle de l’autre, de l’inconnu, la peur de désobéir aux ordres, celle qui paralyse et restreint fortement le champ de réflexion en balayant toute clairvoyance.

Robyn, elle, n’a pas peur. Audacieuse et aventureuse, elle passe ses journées en compagnie de son faucon, Merlin, son complice de filature pour ses explorations. Retenue à la maison par son père qui souhaiterait qu’elle se consacre aux tâches ménagères, elle rêve de l’accompagner et de chasser les loups avec lui. Avec son arbalète, elle s’entraîne sans relâche à viser au mieux et s’invente des histoires rocambolesques. Poussée par l’appel extra-muros, elle désobéit aux directives paternelles et le traque dans sa tournée de vérification des pièges disposés au cœur de la forêt. C’est alors qu’elle se retrouve inopinément face à face avec la fameuse meute de loups attaquant un élevage de moutons. D’abord surprise, elle se reprend et se met en position pour tirer. Alors qu’elle est bousculée par un ovidé affolé, son carreau vient à se planter accidentellement dans l’aile de Merlin, qui dans la confusion, est emporté par Megh, une fille à la démarche et aux grognements bestiaux. De cet incident naîtra une nouvelle amitié fondée sur l’ouverture au monde sauvage, ses lois et ses réjouissances qui séduiront immanquablement Robyn.



 

L’esthétisme in extenso de ce chef-d’œuvre magiquement animé, explore ainsi l’opposition entre deux réalités : celle de Megh qui vagabonde en toute liberté, se fie toujours à son instinct et incarne l’état sauvage et débridé ; et celle de Robyn, marquée par la rigidité, le contrôle et l’ordre, où elle se sent séquestrée et condamnée au malheur. Ainsi l’aspect visuel de la ville, de l’exploitation forestière ou encore du personnage de Cromwell, s’articule autour de traits durs, agressifs et rugueux. Les angles abondent et les motifs diamétraux envahissent le paysage, comme pour mieux représenter la détérioration par l’asservissement et la répression que subit Robyn. Alors que les lignes arrondies, circulaires, de l’environnement de Megh échappent à toute emprise et alternent sans cesse comme impulsées d’une volonté propre. Les éléments et l’agencement des couleurs s’imprègnent fortement de l’art celtique ou encore des impressionnistes viennois comme Gustav Klimt — on les reconnaît aisément. Une autre influence plus discrète se retrouve dans le style graphique, celle des stupéfiantes structures fractales des plantes qui se répètent à l’infini comme touchées par la divinité. Ces dessins végétalisés évoquent aussi le style linéaire et configuratif de l’art autochtone qui fait état des forces positives surnaturelles transcrites en lignes continues et coulantes. Les courbes tournoient, se bedonnent et s’amincissent tout en imbriquant d’autres formes pareilles à des arabesques.

En rendant honneur aux loups, ces figures emblématiques pourchassées à tort pendant des siècles, Wolfwalkers tend à nous rappeler que ce sont nos sociétés soi-disant modernes et progressistes qui nous ont éloignées du lien fondamental qui nous unit à la faune et la flore. Et l’on sent bien que cet équilibre a été rompu car tout va mal. Si les loups viennent à attaquer les animaux d’élevage qui, à la base rappelons-le, constituent une irrégularité créée par les hommes, c’est que leur habitat et leurs ressources alimentaires s’amenuisent à vue d’œil et que leur survie en dépend. Les habitants de Kilkenny aveuglés par le dictat et les croyances populaires s’enfoncent un peu plus dans l’ignorance et la cruauté. Il est vrai qu’avec un dirigeant autoritaire qui entrevoit les choses sous l’angle passager de la production destinée à la consommation, difficile d’y voir clair. Avec ses sourcils épais, ses cernes marquées, son visage angulaire et son caractère acariâtre, le lord-protecteur a tout pour déplaire et mener d’une main de fer un peuple qui a perdu de vue son âme spirituelle, son respect pour le vivant. Heureusement, Robyn, à qui il a été offert d’appréhender les loups et d’entrer en communication avec eux, sent bien que le monde dans lequel elle évolue est à l’envers. D’ailleurs, elle ne cesse de le clamer afin de convaincre son père pris dans l’étau puissant de la crainte et de la soumission. Avec un aplomb exemplaire, inspirant, elle se fie à son expérience, ses entrailles et vogue à contre-courant en cherchant éperdument à se faire entendre : « It’s wrong Dad, it’s wrong! » Ces mots prononcés avec une telle consistance et une vigueur sans faille, doivent convaincre.

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Critique publiée le 15 mars 2021.