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Nomadland (2020)
Chloé Zhao

La mélancolie de l'Amérique

Par Sylvain Lavallée

Une porte s’ouvre sur une étendue hivernale, grisâtre, paysage d’un typique nowhere américain sur lequel s’inscrit la figure d’une femme. Face à elle une lampe et des boîtes s’entassent dans la noirceur d’une unité d’entreposage personnelle : elle choisit quoi emporter, parmi les ruines de ce que nous devinons comme un foyer fracturé, pour partir à la rencontre de ce paysage qui l’attend, de l’Amérique, de ce qu’il reste de son rêve au vingt-et-unième siècle. D’une boîte emplie de vêtements d’homme, elle en ressort une veste, qu’elle contemple un instant à bout de bras, retenant les larmes qui lui viennent aux yeux ; elle la replie et la serre contre son corps, humant le tissu pour retrouver une odeur qu’on devine familière, pour saisir le souvenir imprégné dans la matière avant qu’il ne s’évanouisse.

La scène se déroule à Empire, au Nevada, nous annonçait le carton d’ouverture, où une usine de gypse vient de fermer, en 2011, faisant disparaître la vie économique de la région, jusqu’au code postal qui sera effacé, devenu désuet. Difficile de ne pas saisir l’ironie de ce nom, Empire : la ville s’éteint, foudroyée par les forces de l’Empire, terme employé par Antonio Negri et Michael Hardt pour désigner un impérialisme post-moderne, caractérisé entre autres par la montée en puissance des corporations multinationales. Quittant sa ville d’Empire, c’est pour l’Empire qu’ira travailler Fern (Frances McDormand), soit dans une usine d’emballage pour Amazon, surchargée pour la période des Fêtes. Ce fond politique demeure assez discret, alors que Chloé Zhao, dans ce dernier film (récompensé du Lion d’Or à Venise), explore la réalité nouvelle de boomers qui, aux États-Unis, se retrouvent sans emploi et sans revenu de retraite, obligés de survivre en cherchant des jobs temporaires là où on veut bien les accueillir, devenus des nomades, incapables de se payer un logement après le krach de 2008. Ils s’organisent en partie autour de Bob Wells, jouant ici son propre rôle : connu pour sa chaîne YouTube, CheapRVLiving, où il vante les mérites de ce style de vie nomade (lui-même vivant dans un RV depuis 1995), dans Nomadland Wells livre des prêches anticapitalistes à la communauté qu’il assemble annuellement, combattant par la solidarité la dislocation d’un monde secoué par le capitalisme tardif.  

Mais le ton est plutôt donné par cette première scène mélancolique, l’image déjà immensément émouvante d’un monde que l’on laisse derrière pour aller à la rencontre d’un autre. Il n’y a aucune résignation, à aucun moment, dans le visage de McDormand, même si elle a tout perdu (un mari, une maison, son emploi) ; la perte est douloureuse, certes, mais jamais au point d’entrainer une fuite hors du monde, le personnage de Fern semblant trouver dans son statut nouveau de fantôme nomade, errant sans attache d’un lieu à l’autre, un mode de vie qui lui convient. Le film se maintient dans une sorte de post-vie, que nous pourrions aussi voir comme un après le capitalisme, ou comme ce qu’il reste du monde lorsqu’il croule sous son emprise, mais la force de la mise en scène tient à ce qu’elle n’invite jamais à une telle posture théorique tant elle s’attarde avant tout aux visages, à celui de son actrice principale comme à ceux des non-professionnels qu’elle côtoie, jouant plus ou moins leurs propres rôles. McDormand n’est peut-être rien de plus qu’un prétexte narratif pour voyager à travers cette communauté, dans un scénario assez lousse avançant par scènes éparses, sans grands enjeux dramatiques, mais loin d’une limite, le cœur du film se trouve dans cette proposition, le drame esquissé du personnage permettant de réfléchir l’humanité que la mise en scène vient cueillir.

« I’m houseless, not homeless » précisera Fern, une nuance que Nomadland explore tout au long, entre la maison comme lieu physique, fixe, et le foyer comme espace mental ; la maison comme propriété privée, aux frontières bien délimitées par les murs et la division du terrain, et le foyer comme un état d’esprit avant tout, capable de mobilité, de liberté et d’ouverture à l’autre. La différence, aussi, entre l’Amérique individualiste, libertaire, qui s’approprie l’espace pour le faire sien, le ramener violemment à soi et le protéger de toute intrusion, et l’Amérique promesse de liberté, celle des pionniers auxquels on compare à quelques reprises les nomades du film, l’Amérique de ceux allant à la rencontre du paysage, le parcourant en le laissant intact derrière eux, alors que lui aura tout changé en qui aura su le contempler — ce qui se traduit aussi, dans la mise en scène, par une invitation lancée au spectateur afin qu’il s’imprègne de ces images de l’Amérique. Zhao joue ainsi sur une fine ligne, courant le danger à tout instant de poétiser la pauvreté, de l’embellir pour la rendre séduisante au public festivalier, mais c’est un risque à relever afin de dévoiler la noblesse derrière les apparences miséreuses.
 


 

C’est là où le personnage de Fern devient essentiel, la mélancolie de son deuil servant d’écho à la perte des biens matériels : quand le foyer est un espace mental et non un lieu physique, les choses perdues ne le sont jamais complètement, et la mélancolie se dresse en force de résistance à un système qui cherche à nous anéantir. Zhao refuse ainsi de présenter les nomades comme les malheureuses victimes d’un système : oui, ils ont été jetés à la rue, mais ils ont la persévérance de survivre à de tels cataclysmes personnels, et la lucidité d’accepter leur condition présente sans pourtant s’aveugler à ce qui les a conduits à ce point. L’interprétation extraordinaire de McDormand participe beaucoup de ce sentiment, par la puissance qu’elle trouve dans sa vulnérabilité affichée, et sa conviction inébranlable envers ses décisions qui apparaissent obscures à d’autres : on lui offre à plusieurs reprises un hébergement, un homme rencontré sur sa route (le toujours formidable David Strathairn) lui propose un logis, mais Fern préfère encore sa fourgonnette, le seul endroit où elle parvient à trouver une nuit de repos. Il y a une tristesse au personnage, refusant de s’attacher aux autres, mais capable de les écouter et de leur apporter soutien au besoin, et même si cette manière de se détacher du monde tient aussi d’une façon de s’en protéger, de ne pas avoir à subir une nouvelle perte, Fern semble trouver dans cette mélancolie un bien-être, ou du moins une adéquation avec elle-même.

Le tout se résume magnifiquement en cette phrase émouvante, « see you down the road », que Wells enseigne à Fern vers la fin du film : il n’y a jamais de vrais aux revoirs, les gens croisés au fil des errances ressurgissent un mois, un an, une décennie plus tard, et les liens se tissent à travers ces rencontres aussi précieuses qu’éphémères, gardant en elles la promesse toujours renouvelée des retrouvailles, en un autre point, un autre monde, quand tout sera différent et pourtant encore le même. Il n’y a pas de vrais aux revoirs puisque ces nomades transportent leurs foyers avec eux, s’enrichissant de souvenirs à chaque nouvelle rencontre, et que personne ne peut les déposséder de ce qu’ils portent eux. Plus qu’une condition matérielle, le nomadisme tel que présenté par Zhao est un état d’esprit, voire une philosophie typiquement américaine, trouvant racine chez Emerson et Thoreau, ou encore chez Woody Guthrie (difficile de ne pas penser que ce land nomade renvoie à son célèbre « this land was made for you and me »). Peut-être qu’aujourd’hui, dans notre confinement, le nomadisme nous semble une réalité bien lointaine, mais cette philosophie peut aussi bien se vivre depuis un domicile fixe : il suffit d’apprendre à dire see you down the road, d’accepter de perdre pour mieux retrouver. Voilà bien la seule chose que le capitalisme ne peut pas encore nous voler, notre mélancolie face à un monde qui s’éteint ; loin d’un constat désespéré, en juxtaposant la fiction d’une actrice à la réalité des personnes qu’elle côtoie, une dichotomie que le film ne présente jamais comme telle (ne serait-ce que parce que le visage de McDormand se fond naturellement aux autres), Nomadland nous rappelle que l’Amérique vit encore, et que même si elle le fait à travers les vestiges d’un rêve effiloché, elle peut encore nous appeler à former une communauté humaine.

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Critique publiée le 31 décembre 2020.