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Home Feeling: Struggle for a Community (1984)
Jennifer Hodge et Roger McTair

Représentations systémiques

Par Claire-Amélie Martinant

En tombant par hasard sur ce film dans la série anglophone Black Communities in Canada issu du catalogue de l’ONF, c'est tout d'abord son titre qui m’a fait sourciller et plus précisément ses premiers mots, « Home Feeling ». Ce sentiment familier et rassurant qui nous procure la certitude que notre place est bien làoùnous nous trouvons, cet état de sérénité dans lequel résident la sécurité, la confiance et l’appartenance. Que nous l’ayons perdu de vue ou que nous soyons toujours à sa recherche, la familiarité a dans sa nature paradoxale le pouvoir nous échapper.

Où se sent-on chez soi ? Dans son pays de naissance ? Sur sa terre d’adoption ? En fréquentant des lieux géographiques déterminés ? En partageant des spécificités culturelles ? Comment retourner chez soi lorsque, physiquement, c’est impossible ? Comment les peuples émigrés arrivent-ils à recréer cette sensation ? Est-ce par le regroupement en communautés ? Ont-ils les moyens de reproduire leur chez soi ailleurs ? Cet ailleurs leur laisse-t-il suffisamment d’espace et de crédibilité ?

Home Feeling : Struggle for a Community dépeint ces relations de tension à travers les rapports de force entre la police de Toronto patrouillant inlassablement les couloirs, stationnements et recoins du quartier de Jane-Finch où des immigrés issus des Antilles s’y retrouvent par défaut plutôt que par choix. Nous sommes au début des années 1980 et les étrangers, plutôt malvenus, font tache dans le paysage de la ville qui les relèguent à l’écart, dans des habitats aux multiples étages. Considérés comme des êtres indignes de confiance, des voyous, voire des criminels, ces 60 000 personnes s’entassent dans ces logements subventionnés s’étalant sur six coins de rue. Avec la densité au mètre carré la plus forte au pays, et considéré comme the dump of Toronto, ce ghetto créé de toutes pièces par le gouvernement et édifié par des entrepreneurs privés a, comme bien d’autres, une très mauvaise réputation. Il est craint par le reste de la population qui en fait un haut lieu de criminalité et de violences. Les pauvres et les personnes de couleur sont systématiquement la cible de profilage racial, livrant du quartier l’image déplorable d’une mosaïque multiculturelle déviante.

Jennifer Hodge, première réalisatrice afro-canadienne de l’ONF, décédée trop jeune à l’âge de 38 ans en 1989, passe au peigne fin les récriminations, les problèmes rencontrés et les croyances des deux parties qui s’affrontent indéfiniment : d’un côté la présence oppressante et suspecte de la Metropolitan Toronto Police, de l’autre des familles déracinées ou monoparentales vivant dans la promiscuité, privées de ressources. C’est un jeu de ping-pong entre deux mondes qui coexistent : celui de la misère et des forces de l’ordre, celui des tensions raciales et de l’insensibilité policière. Hodge interroge pour mieux comprendre, récolte les confidences, les ouï-dire, les justifications, les idées reçues dans l’idée de tout mettre à plat.

La forte discrimination raciale empêche la plupart d’entre eux d’être en mesure de trouver un emploi tout court, même le plus basique. Au centre local d’emploi, on se croirait dans une des scènes ubuesques de I, Daniel Blake de Ken Loach. Même la plus grande volonté du monde ne suffirait pas à y décrocher une job. Nulle part ailleurs le fossé entre le rêve et la réalité n’est plus frappant. Désespérés, les clients pensent y trouver une écoute, un soutien clé pour un débouché certain et durable. Au lieu de cela, les agents leur distribuent des questionnaires à remplir et les renvoient patienter dans une salle d’attente bondée. Au moment de l’entretien, ils les infantilisent sans leurs proposer une solution tangible, tels de fidèles automates d’un système étatique défaillant. Si la société exige des immigrants qu’ils s’insèrent rapidement, notamment en obtenant un emploi stable et en travaillant fort, comment peuvent-ils réaliser ces objectifs lorsque l’accueil et la prise en charge restent à la merci des préjugés et du scepticisme ? Comment les affranchir de cette vulnérabilité, leur éviter les échecs à venir si l’aide et la confiance manquent encore cruellement ?
 


 

Que penser de la police qui se justifie et nous montre patte blanche en envoyant sur le terrain ses meilleurs agents, expressément formés pour répondre aux spécificités des secteurs inspectés ? Les officiers quant à eux manifestent leur désemparement face à l’insolence qu’ils rencontrent, et révèlent leurs malaises face aux attaques qu’ils subissent. Ils affirment, lors de leurs rondes pédestres, qu’ils ne sont pas là pour enquêter sur une affaire ou surveiller quelqu’un en particulier, mais plutôt pour socialiser et entrer en contact avec la population. Du côté des habitants, les arrestations arbitraires pleuvent, les contrôles se succèdent et, invariablement, les abus se perpétuent. Les juges prennent un malin plaisir à condamner à la prison des jeunes pour des faits mineurs et ainsi montrer l’exemple à tous les autres, tels de véritables patriarches autocrates.

En travers de ces souffrances systémiques, ce que l’on pourrait prendre pour un énième documentaire focalisé sur les conflits opposants la cité et la police s’élève bien au-delà. Par une construction scrupuleusement agencée, l’enquête menée par Jennifer Hodge prend une toute autre portée. Les va-et-vient entre ces deux univers ont pour but de nous introduire à leur monde, leurs habitudes, leurs perspectives. C’est une étude sociologique qui porte sur les Afro-canadiens, nous introduit à leur culture, et nous les présentent sous un angle bien plus seyant que celui de la violence et de la paupérisation. Ainsi, la juxtaposition et l’intercalation de ces mini-reportages mis bout à bout nous conduisent naturellement à une problématique tout autre que le film tente d’incarner : celle de la communication interculturelle.

Car par le biais d’une structure simple, cartésienne, ce documentaire s’inscrit dans une toute autre dimension en montrant l’envers du décor, c’est-à-dire une réalité qui regorge de victoires, de réussites, de réalisations, de combats menés avec tant de courage, de détermination et d’exemplarité. En cela la musique apporte un esprit d’amusement, de coolness, qui incite à relativiser et à comprendre que chaque partie n’a que le choix de se rapprocher de l’autre, et de s’engager dans un véritable dialogue en toute modestie. Privilégier l’esprit pédagogique au ton réprobateur, la compassion plutôt que le harcèlement, l’écoute au lieu de l’ignorance. Certaines protagonistes nous enseignent qu’il y a toujours une autre avenue qui s’offre à nous, que l’espoir peut toujours renaître malgré les défaites successives et que la résilience se sédimente au fil des épreuves. Et c’est pourquoi les communautés de Home Feeling se regroupe, en échangeant, en étudiant la loi, en vue de se réapproprier les droits humains, cette culture commune qui peut exister indépendamment du lieu où elle est exercée. Ces échanges et les mobilisations qu’ils encouragent revêtent aujourd’hui une intemporalité évidente, alors qu’ils surgissent dans des situations similaires, notamment dans des cas de racisme systémique que ni le Canada, ni le Québec, ne peuvent ignorer. L’on comprend dès lors que si le cinéma a longtemps fait de la souffrance des peuples immigrés un juste sujet de révolte et de revendication, il fausse aussi le pari de sa représentation en négligeant souvent les actions constructives des communautés culturelles, ces représentations encourageantes de soi, celles-là qui précisément influencent positivement les peuples lésés et nous font rêver d’un avenir plus radieux.

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Critique publiée le 30 juillet 2020.