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Monos (2019)
Alejandro Landes

Du pur cinéma

Par Sylvain Lavallée

Véritable leçon de cinéma, Monos nous apprend tout ce qu’il faut pour s’assurer d’un parcours parfait en festival en 2019, c’est-à-dire, essentiellement, de faire du cinéma pour le cinéma sur le cinéma avec comme public idéal des cinéphiles qui sauront savourer tout ce cinéma. Fini le temps où la caméra devait enregistrer, représenter, poétiser, documenter, illustrer, témoigner, révéler, entretenir une quelconque relation avec le monde ; fini le temps de l’impureté essentielle, le cinéma, fier de son histoire, a enfin trouvé les moyens d’évacuer de son dispositif tout ce qui ne le concerne pas pour mieux s’autocélébrer.

La recette, telle que livrée par le film d’Alejandro Landes, est des plus simples : il faut d’abord faire fi de tout contexte, qu’il soit psychologique, politique ou poétique, et situer l’action dans un espace-temps vague, mais qui pourrait — peut-être — faire écho à des événements réels. Il s’agit, pourrions-nous penser, d’une licence poétique, mais il s’agit surtout, dans les faits, d’une manière de favoriser les interprétations de spectateurs qui penseront là où le film lui-même n’a rien à dire sur rien. Du moins, rien à dire au-delà des évidences que le synopsis nous fournit déjà : quelque part en Amérique latine, des adolescents vivent au sommet d’une montagne, où ils sont entraînés pour la guerre. Rambo, Bigfoot, Boum-boum, Schtroumpf, leurs surnoms en disent déjà long sur le projet d’un film multipliant les références pour favoriser la fièvre interprétatrice, plutôt que de tenter de caractériser vraiment les personnages, si ce n’est par la psychologie, au moins par un travail de mise en scène sur les corps. En combinant la prétention à l’universalité, justifiant le vide des protagonistes, à ces références à la culture populaire, permettant de nous laisser aller à cette fièvre (peut-être devons comprendre que les mass medias ont infiltré nos imaginaires, ou qu’ils participent à la violence…), le film maintient le tout dans ce vague essayant de se faire passer pour de l’onirisme, et dans une imprécision paresseuse faisant office d’ambiguïté. Et Dieu sait que nous aimons ça l’ambiguïté, quand les films nous laissent de l’espace pour penser, ne nous donnent pas les réponses toutes crues dans la bouche — toujours des clichés pratiques pour les artistes lâches qui n’oseraient se commettre en proposant une idée, ou en adoptant une posture claire envers le monde.

Ces adolescents commandos, disais-je, les Monos, sont dirigés par une organisation nommée — bien sûr — l’Organisation, qui leur ordonne de surveiller une femme médecin, nommée — bien sûr — Doctora, et de s’occuper d’une vache, nommée — bien sûr — Shakira. Lorsque la base des Monos est attaquée, ils doivent quitter leur montagne et entamer un périple dans la jungle pour fuir leurs ennemis mystérieux (il va sans dire qu’il est préférable de ne pas les identifier), mais bientôt l’unité du groupe se dissout, alors que les tensions internes, auparavant latentes, finissent par éclater, dans un récit évoquant autant Lord of the Flies qu’Apocalypse Now ou, par moments, le cinéma de Werner Herzog. Ce qui est bien commode, au final, puisqu’il suffit de reprendre les thèmes de l’un (la société d’enfants qui imite le monde des adultes, la volonté de pouvoir qui émerge et ramène le groupe vers un état animal) et de l’autre (l’horreur de la guerre) pour faire comme si on avait pris le temps de les penser et les mettre en scène pour soi. De même, l’association avec Herzog autorise le critique à utiliser des adjectifs comme « sublime » devant des plans comme celui d’un lit de nuages flottant au-dessus d’une montagne. Une image certes époustouflante, mais le sublime n’est pas un sentiment qui advient à l’image, il faut d’abord une perspective éprouvant ce sublime afin de tenter de le traduire — et, en toute logique, échouant à le traduire entièrement, ou du moins échouant à traduire l’incommensurable du divin, ou le je ne sais quoi que le sublime est le sentiment de. Mais là où dans Aguirre, la colère de Dieu, par exemple, la volonté de puissance du protagoniste se mesure à son combat contre cette Nature indomptable dans sa majesté impénétrable, d’où l’importance d’un tel sentiment qu’il faut d’abord évoquer pour ensuite s’y confronter, la jungle n’est ici qu’un décor plutôt indifférent au drame qui s’y joue, servant surtout à convoquer des références et des thèmes. 

La conquête, en fait, se situe ailleurs, dans le travail de la caméra, d’un cinéaste qui cherche à prouver qu’il maîtrise son médium, ce qui est toujours plus important de nos jours que d’utiliser le médium comme un médium, justement, c’est-à-dire un moyen d’atteindre autre chose que ses propres fins. Le plan-séquence est l’outil le plus en vogue pour servir une telle démonstration, mais Landes préfère la technique, autant efficace, du cinéaste macho et sadique qui nous rappelle sans cesse à quel point le tournage s’est fait dans des conditions difficiles (l’eau, la boue, la chaleur…), les acteurs devenant ainsi le témoignage inerte, sacrificiel, de cette supposée suprématie sur les éléments : plus ils sont malmenés, plus ils sont salis, blessés, torturés, humiliés au nom du cinéma, seul véritable maître en ce bas-monde, et plus le film gagne en valeur. Impossible alors d’atteindre au sublime, ou à une quelconque spiritualité, avec cette attitude de puissance aveugle subjuguant tout ce qui est filmé, prêt à tout pour avoir une belle image ; il ne reste qu’un manque d’égard envers le vivant, et l’aliénation d’un regard cinéphile, incapable de se pencher sur le monde autrement qu’à travers une série de références (jamais utilisées pour le monde qu’elles évoquent, mais seulement pour les images qu’elles imitent). D’ailleurs, il ne faudrait pas oublier, quant à parler de références, qu’en divisant son film en deux parties, faisant contraster deux espaces, la montagne à ciel ouvert et la jungle fourmillante, cette deuxième partie tendant de plus vers l’abstrait, Landes rend bien heureux le cinéphile de festival qui pourra se réjouir d’y reconnaître la structure du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul.

Il ne reste alors qu’à bien orchestrer une montée d’intensité vers la violence, en commençant par des scènes plutôt drôles, voire absurdes (cette vache Shakira !), et en faisant peu à peu monter la tension. Un tel film ne peut pas se passer de la violence, d’abord parce que la caméra est elle-même violente dans son rapport au monde, mais surtout parce qu’il est important de rappeler que nous vivons dans un monde barbare, et que la nature humaine tient aussi de l’animal, et que la civilisation n’est pas gagnée, faire un film sur le côté « sombre » de l’humain étant toujours un meilleur moyen de gagner des prix (ceux qui comptent aux yeux de l’élite cinéphile) que de montrer que nous pouvons aussi être bons (c’est trop sentimental, alors il est préférable, pour ne pas qu’on s’y trompe, d’exercer cette violence ultime contre les seuls personnages offrant un havre de paix et démontrant un semblant d’empathie). Un tel discours est bien commode, lui aussi, puisqu’il justifie la violence sous prétexte qu’elle existe, et toute considération éthique peut être évacuée du moment que les choses existent. Le film peut dès lors évacuer l’humain et reproduire à sa guise la barbarie, non seulement par la violence de ce qui est représenté, mais aussi par la violence de la représentation, qui est de plus rejouée ici par cette montée en parallèle vers l’abstraction, jusqu’à des scènes elliptiques où le récit se délie (il faut être sérieux, le cinéma d’auteur, le seul qui compte, ne saurait supporter une narration dite conventionnelle, vaut mieux viser l’onirique) et des plans trop longs sur des bulles dans l’eau formant des motifs mouvants, un formalisme qui ne fait au fond que confirmer où se situe l’intérêt du cinéaste. Le tout sera aidé par une bande sonore dissonante, composée par une artiste contemporaine réputée, Mica Levi (qui a signé entre autres la musique d’Under the Skin), mais qui sera utilisée avec parcimonie puisque les clichés nous enseignent depuis longtemps que le silence est important au cinéma, alors la musique survient juste dans les moments où il faut un support pour créer la tension dramatique que les images ne sont pas capables d’engendrer par elles-mêmes.

Pour bien conclure un tel film, un regard-caméra s’impose (c’est l’évidence) afin de prendre le spectateur à témoin — témoin de quoi, à quelle horreur participons-nous en regardant Monos, il est difficile de le savoir. Mais sans doute faut-il comprendre que nous participons nous aussi à ce monde violent, et que cet enfant, au dernier plan, qui nous regarde avec une telle intensité, nous rappelant à quel point le film lui-même se veut une expérience intense, c’est nous qui l’avons engendré, produit de notre monde barbare qui nous regarde alors dans les yeux. Peut-être que ce n’est pas encore suffisant pour nous convaincre, alors il faut rajouter un drone insistant, montant en intensité et en volume, jusqu’à une brusque coupe au son et au noir (à l’image) nous amenant vers le titre du film — ouf, soupireront ceux qui se sont laissé prendre par toute cette intensité. Quel film ! Le voilà couvert de prix, à se faire traîner de festival en festival, à être proposé aux Oscars, et nous pouvons être rassurés sur la valeur du cinéma contemporain. Loin d’être mort, ce cinéma, il ne reste que du cinéma, du pur cinéma, la belle assurance qu’il suffit d’avoir vu les bons films pour prétendre avoir une pensée, et la glorieuse victoire de l’image sur le monde.

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Critique publiée le 24 décembre 2019.