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Dolemite (1975)
D'Urville Martin

That's what you get for fuckin' with me

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Ceux qui ne comprennent rien à rien vous diront que Rudy Ray Moore n’a jamais joué dans un film à la hauteur de son talent, qu’il n’a tenu la vedette que dans des productions mineures à l’amateurisme flagrant. Dolemite traiterait sans doute ces gens là de « rat-soup eatin' motherfucker  », de « no-business, born-insecure, junkyard motherfucker » ou de n’importe quel autre « motherfucker  » affublé de l’un de ces épithètes grossiers à souhait dont lui seul a le secret. La formule consacrée veut que l’on ait ici affaire à du cinéma d’exploitation. Mais personne n’exploite Rudy Ray Moore. « Dolemite is my name, and fuckin' up motherfuckers is my game. » Dolemite, autrement dit, n’a rien à foutre de ces étiquettes réductrices que l’on peut lui accoler. Il est ce qu’il est, c’est tout ce qu’il est et c’est à prendre ou à laisser.

De toute façon, l’amateurisme de Dolemite contribue surtout à en cimenter l’authenticité incontestable. C’est un film fauché, brut et cru, dont l’absence de moyens expose d’abord et avant tout l’urgence. Des productions subséquentes telles que The Human Tornado et Disco Godfather tenteront tant bien que mal de polir la recette. Mais Rudy Ray Moore n’est pas poli. Ce côté brouillon fait partie de sa personnalité, au même titre que la vulgarité constitue l’essence de son humour. Le cinéma de la colère n’a que faire des règles de la bienséance et l’insulte fait partie intégrante de son vocabulaire ; et quand Dolemite flingue des gangsters blancs en les traitant de « honky », le geste n’est pas gratuit. Il relève de la catharsis, tant pour Moore que pour son auditoire. «  That's what you get for fuckin' with me.  »

Humoriste culte issu du circuit des boîtes de nuit, Rudy Ray Moore monopolise l’écran comme s’il s’agissait d’une scène à occuper. Véritable force de la nature, il commande l’attention et s’accapare la caméra  ; il donne un show endiablé et tous ceux qui l’entourent sont rapidement relégués au rôle de spectateurs. Réalisé par D’Urville Martin, qui tient ici le rôle d’un pimp rival du nom de Willie Green, Dolemite est de toute évidence tourné par un acteur — la mise en scène étant clairement celle d’un comédien qui laisse à un autre comédien la place nécessaire pour « faire son affaire  » en toute liberté. Le récit s’arrête à plusieurs occasions pour écouter Moore débiter ses rimes, sa poésie raboutée dictant un rythme imprévisible (et parfois approximatif) à l’ensemble. Plus encore qu’un film, Dolemite est une performance.

Avant d’être acteur, Moore a aussi été chanteur. Voilà sans doute pourquoi son attitude et sa livraison, qui possèdent une qualité intrinsèquement musicale, auront une profonde influence sur la culture hip-hop. Snoop Dogg a déjà affirmé que sans Rudy Ray Moore, il n’aurait lui-même jamais existé. Ol' Dirty Bastard, quant à lui, a rendu hommage à Dolemite avec le clip de son hit de 1999 Got Your Money. L’extravagance assumée du personnage y est sans doute pour quelque chose dans la fascination qu’il exerce chez ces artistes. Mais plus encore que son vernaculaire décomplexé ou ses armées de prostituées qui font du kung-fu, c’est cette représentation du ghetto à mi-chemin entre le réalisme sordide et la caricature affectueuse qui rend Dolemite si unique — et qui fait écho au ton particulier du gangsta rap des années 1990.

Par-delà les blagues et les pitreries, Dolemite dépeint ce milieu sans vraiment chercher à l’embellir. La scène durant laquelle Dolemite suit un junkie jusqu’à son appartement afin de l’interroger, par exemple, est d’un naturel troublant ; et cette absence totale de peaufinage rend justice bien mieux qu’une représentation soignée à la souffrance de l’individu filmé. Le portrait qui est fait de la prostitution, pour sa part, est d’une candeur rafraîchissante — et bien qu’il subsiste une certaine forme de sexisme dans le traitement du sujet, la mise en scène ne juge jamais ces femmes qui font ce qu’elles font pour survivre. Car tout est affaire de survie, dans le ghetto de Martin et Moore ; et cette véritable politique de la survie lie les uns aux autres les membres de la communauté décrite ici. Dans cet écosystème, les seuls qui sont critiqués sont les parasites qui tentent de profiter de la misère ambiante : les policiers et les politiciens blancs, qui jouent le jeu de l’ordre pour asseoir leur pouvoir.

À cet égard, Dolemite s’inscrit sans contredit dans la plus pure tradition de la blaxploitation — tant par les rapports de force qu’il décrit que par sa manière exaltée de les dynamiter. Mais Martin et Moore s’approprient totalement le genre et ses stéréotypes, leur insufflant une énergie chaotique et imprévisible qui déborde et dégénère, déréglant au passage les règles de base du cinéma conventionnel. Sa mise en scène primitive confère au film une vitalité singulière, au diapason de son humour bouffon et de sa fureur sincère. Dolemite ne tente pas de plaire. Sale et imparfait, il place sa propre pauvreté au service de son discours sur l’injustice, la détresse et la solidarité. Tout ça est un peu accidentel, au final. Mais on ne saurait nier, devant le fait accompli, l’étrange beauté de ce spectacle improbable ainsi que le charisme incontestable de son maître de cérémonie.

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Critique publiée le 28 août 2018.