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Chute de Sparte, La (2018)
Tristan Dubois

La chute de La Chute de Sparte

Par Jean-Marc Limoges
Le 23 mai dernier, pour la grande première de La Chute de Sparte, le cinéma Impérial débordait d’adolescents — acteurs et figurants, joueurs de football et de crosse, cheerleaders et pom-pom girls — d’artisans, de parents et d’amis, venus contempler, qui leur binette, qui leurs biceps, dans l’adaptation du roman de Biz porté à l’écran par Tristan Dubois. Les jeunes filles étaient drapées dans leurs robes de chiffon, les jeunes garçons cintrés dans leurs trois pièces en tergal tandis que les adultes, eux, se lâchaient lousses comme des ados en vacances. N’eût été de ces habits de soirée, on se serait cru dans une cafétéria d’école secondaire sur l’heure du midi. On stage, Biz (qui signe aussi le scénario), jouxté du réalisateur (qui signe aussi le scénario), lance un mot, tout simple, aux jeunes du Québec : « J’ai confiance en vous. » On s’émeut. On s’épanche. On s’émotionne. On verse des larmes. On ferme la paupière puis les lumières. On retient son souffle, puis on part le film.
 
Dès les premières images, sur lesquelles la voix incertaine du jeune Steeve (Lévi Doré) psalmodie le texte cadencé du rappeur de Loco Locass, on a envie de renverser la formule : ce sont les jeunes qui devraient avoir confiance en Biz. Il livre un texte ciselé, incisif, virulent — un peu convenu, certes, un peu surfait, malheureusement, mais soutenu, au moins —, une poésie à-la-Gérald-Godin, faite avec les mots de tous les jours, sur des maux de tous les jours. À écouter cette critique éructer de la baboune du bambin (« misanthrope » serait trop dire), on doit admettre — bien que certains passages tombent eux-mêmes dans le conformisme qu’ils dénoncent : « l’école est une usine à diplômes » — que les jeunes devraient voir ce film, un film dans lequel, du reste, et pour reprendre une autre formule consacrée, on ne les prend pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils pourraient être. Pour preuve les renvois à Rousseau et à Sade (envers d’une même médaille), les citations de Bourgeault et de Falardeau et les vers d’Edmond Rostand ou de Gaston Miron, dont la polyvalente porte d’ailleurs le nom et affiche fièrement la fresque. On se dit que s’ils sortent de là — de l’école ou de la salle — avec l’envie de lire « Compagnon des Amériques », c’est déjà ça de gagné.
 
En somme, La Chute de Sparte s’annonce comme un teenage feel good movie pas trop con.
 

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Puis la voix s’atténue, s’amenuise, sacre définitivement le camp. Les paroles — contrairement au récit — s’envolent et les images restent. Le portrait se recadre et l’étau se resserre. Nous suivons Steeve, sympathique ado générique, et nous nous concentrons sur ses relations, avec ses parents, ses profs, ses amis (son ami : Virgile). Le tout est fait avec une certaine justesse à laquelle le cinéma québécois ne nous habituait plus. Les répliques sont mordantes, les rapports bien ancrés, et c’est peut-être pourquoi le récit tarde tant à décoller. Puis on se dit que c’est très bien comme ça, un portrait de société, de la jeune société, un portrait qui ne soit ni larmoyant, ni alarmant, comme le cinéma québécois nous y a trop habitué. On se plaît à constater que tous les clichés sont évités : foin de l’intimidation à la mode, du racisme de fond de cour, des amourettes de jouvenceaux, des vaines querelles de génération, de l’homosexualité obligée et de l’inéluctable suicide. On se surprend même à rigoler franchement lors de quelques interactions entre les ados et les adultes, prof de physique, prof de formation physique ou prof au physique bien formé.
 
Et puis arrive ce qui semble être la péripétie qu’on n’attendait plus, le pivot narratif, le ressort dramatique. Steeve a le malheur de marquer un point à la crosse (quelle idée géniale, la crosse). La scène est filmée sur cell puis contamine YouTube, au grand dam de Giroux, le tof de la poly, au détriment duquel s’est compté le point. Et voilà le pauvre Steeve — qui ne demandait qu’à lire L’Émile dans sa caverne ou à philosopher dans le boudoir — victime potentielle de la vengeance du tug. Dans la salle, les rires continuent d’éclater. La situation est, pour le plus grand plaisir de tous, à la limite de l’absurde. Notre antihéros, éminent low profile devant l’Éternel, lisant des livres parce qu’ils lui servent sans doute de couverture, se retrouve on the spot par accident et doit maintenant éviter, dans les dédales de l’école (joliment filmés d’ailleurs, les dédales), la prise de bec avec les gros bras.
 
Les procédés cinématographiques mis en branle — images mentales par déboîtements, violents raccords dans l’axe, musique exagérément épique… – servent le ridicule de la situation. La scène du point, filmée à coup de gros plans et avec force ralentis, perd comiquement ce qui en avait fait l’éclat une fois retransmise sur les réseaux sociaux. La critique promise dans la narration inaugurale semble se poursuivre dans l’image. Mais on se demande justement à quoi pouvait bien servir tous ces noms d’auteurs, tous ces titres de livres, sinon qu’à permettre aux scénaristes de pratiquer à leur tour un sport de haute voltige qu’on appelle, dans les milieux à la mode, « name droping ». Une fois le récit sur les rails — La Chute de Sparte est l’histoire d’un ti-cul victime d’intimidation (finalement) — on se dit que l’on s’ennuie du « misanthrope » (bien que le terme soit trop fort) que nous promettait la description.

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Steeve se fait finalement planter par Giroux dont il convoitait aussi timidement l’ex. Il ouvre l’œil à l’hosto et découvre le visage angélique de celle-ci, affectueusement penchée sur son arcade sourcilière ensanglantée, en vue subjective (s’il vous plaît). Les violons grincent. Et les dents aussi. Ça pèse une tonne. Chassez les clichés, ils reviennent au kilo. La Chute est donc l’histoire d’un chétif ti-cul qui, parce qu’il s’est fait péter la yeule, se farcit la chix de la poly. Plus de narration caustique, out les références littéraires. Welcome les amourettes à deux cennes.
 
Entre-temps, on aura eu l’heur de goûter, à défaut des plats créoles qu’on nous cuisine dans le bonheur, à un vidéoclip (dont Aristote — né à Stagire, à 800 km de Sparte — aurait douté de la « nécessité ») dans lequel se trémousse, sans plus d’explication, toute la famille de l’ami Virgile (homonyme de l’auteur de L’Énéide, qui raconte la chute de Troie, à qui la guerre fut déclarée par Sparte). L’ambiance y est évidemment plus olé olé que dans la blanche et pure demeure des Simard. Intégration des minorités : check!
 
On assiste ensuite à un match — énergiquement filmé, il faut le dire — entre les Astérix et les Spartiates, match qui fait alors basculer le « portrait » dans le film sportif à l’américaine, avec l’insupportable « capitaine-de-l’équipe-de-football » (dit sur le ton strident de la midinette sur le broil). Et on en ajoute une couche quand on fait débarquer dans les estrades un gros bonnet du Nevada venu recruter pour les Iouesses (sérieux ?). De deux choses l’une, ou bien on s’est trompé de salle, ou bien le film est en train de nous tromper. Go Habs Go!
 
On nous promettait un portrait de société vitriolique dessiné par un « misanthrope » (le mot est toujours un peu fort, si bien qu’on le gomme dans certaines descriptions) mû par un « sens critique très aiguisé », lequel s’est fâcheusement émoussé en l’espace de quelques verges.
 

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Steeve, personnage (de moins en moins) principal, confiné (de plus en plus) aux estrades pendant que la caméra plaque sa lentille sur le terrain, hallucine toujours que Giroux (on l’avait quant à nous oublié), déguisé en Spartiate (il faut bien donner un sens au titre), jure de lui envoyer dans le crâne un coup de javelot pour son coup de crosse (ça nous était également sorti du nôtre). Après le match, lamentablement perdu, il court chercher son pote Virgile (qui jouait aussi) dans les vestiaires et le surprend dans une position on ne peut plus gênante avec « le-capitaine-de-l’équipe-de-football » (dit sur le ton désenchanté de la sainte-nitouche qui vient de cramer), position dont nous laisserons à l’imagination du lecteur (qui n’en a pas vraiment besoin, en somme) tout le loisir de dessiner les contours. Les clichés, que l’on avait savamment évités depuis le début, nous pleuvent dessus comme les orages qui éclatent sporadiquement au-dessus de la tête du personnage principal (son nom déjà… ?)
 
Mais voilà que le « capitaine-de-l’équipe-de-football » (dit sur le ton que vous voulez), jusque-là confiné au troisième rôle (une petite affaire au-dessus du figurant), vient occuper le devant de la scène pour les dix dernières minutes du film. Dans la liste des sujets — conflit de génération, intimidation, amourettes, racisme, homosexualité… —, il ne restait plus que « suicide-chez-les-jeunes » à cocher. Il finira au bout d’une corde et nous, au bout du rouleau. Si encore… si encore on respectait la focalisation sur Steeve (c’est bien ça, le nom du gars qui faisait valoir son « sens critique très aiguisé » au début du film ?), ça pourrait tout de même garder un peu de sens. Mais on nous offre alors un montage lénifiant sur ses camarades, pleurant derrière leur fenêtre ou devant leur miroir, étendus pantois sur leur lit ou invraisemblablement effondrés sur la céramique d’une douche de vestiaire avec un superbe (et très inapproprié) jet de lumière, qui finit de consacrer la chute dont le film nous donnait à voir l’évolution et dont le titre annonçait déjà l’issue.
 

quatre

 
Le film se termine sur une image de carte postale indiquant aux spectateurs, conquis par les Spartiates, que tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes et qu’il est maintenant temps d’applaudir à tout rompre, de se lever de son siège et de crier des « Bravo ! » bien sentis, pendant que d’autres, médusés, chercheront, contre vents et marées, à identifier le sens de l’effondrement dont ils viennent d’être témoins. Ceux-ci devront admettre que le message livré à cette jeunesse en qui on assurait sa confiance vient de se ternir tristement dans le dernier quart de la troisième bobine. Ils se diront sans doute que le film, qui commençait sur un attachant « misanthrope » (le mot est même remplacé par « intellectuel » dans certaines descriptions – mais les deux sont bel et bien trop forts) et qui annonçait que même les low profile de ce monde méritaient l’attention (sinon l’intérêt), ils se diront donc que ce film, au fond, n’avait peut-être pas le courage de ses opinions, qu’il a reculé devant son propre propos, qu’il n’a finalement pas osé montrer comment « les petits, les obscurs, les sans-grade » (pour citer une autre pièce de Rostand) pourraient, un jour, entrer par la grande porte (et non plus par la porte des rejets) et qu’il s’est plutôt contenté de montrer comment le désir de performance qui anime les fortes têtes peut mener ceux-ci à leur perte. CQFD : seuls les grands, qui auront les moyens de leurs ambitions, s’en sortiront.
 
Les artistes se repointent sur la scène : les acteurs sont jeunes, peu connus, le réalisateur aussi est peu connu, Biz, par contre, est bien connu. C’est pourquoi, même s’il n’a pas réalisé le film, c’est lui qui empoignera le micro pour offrir le mot de la fin. La chute en dit long. On refusera la parole à ceux qui, en bons spartiates, viennent de faire leurs premières armes. Biz — la star — toujours jouxté du réalisateur Tristan Dubois — qui ? — vient de prouver par l’exemple que le devant de la scène appartiendra toujours aux fortes têtes.
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Critique publiée le 7 juin 2018.