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Mom and Dad (2017)
Brian Taylor

Obsolescence programmée

Par Sylvain Lavallée
Peu de cinéma aujourd’hui fascine autant que celui de Mark Neveldine et Brian Taylor. Crank, Ghost Rider : Spirit of Vengeance, Gamer… parfaitement détestables dans leur désir juvénile de provocation, ces films exigent que l’on embrasse l’idiotie la plus crasse pour y découvrir le génie. Entre les mains de Neveldine/Taylor, la vulgarité, la haine, la misanthropie et le cynisme débouchent sur une satire hallucinée des formes de pouvoir et de contrôle de la société contemporaine : quand les philosophes nous disent que nous ne pouvons plus imaginer une voie hors du capitalisme, ces cinéastes trouvent un exutoire dans la stupidité, dépeinte comme une conséquence nécessaire du système, exposée juste assez de biais pour pouvoir la savourer le temps d’un film.
 
Bien qu’il s’agisse d’un projet solo de Brian Taylor, Mom and Dad demeure aussi stupidement génial que les œuvres précédentes du duo. Il s’agit encore d’une histoire de machine à affects qui se dérèglent, de corps possédés, ceux de tous les parents cette fois, tentant subitement de tuer leurs enfants (et uniquement les leurs). Cette folie de masse semble causée par un virus transmis par les écrans, la radio, les technologies de diffusion (mais ce n’est jamais expliqué), le film laissant supposer que les parents voulaient déjà tuer leurs enfants, et que ce virus libère des pulsions réprimées : Brent (Nicolas Cage) et Kendall (Selma Blair), père et mère, se rappellent à coups de flash-back leurs carrières abandonnées, leurs jeunes années insouciantes pleines d’une folle liberté, ils se lamentent sur leur vie sexuelle inexistante. Ils nous chantent le refrain familier du parent qui n’arrive pas à réconcilier ses ambitions et ses désirs avec les exigences de la vie familiale, la frustration accumulée se dirigeant vers leurs enfants, considérés responsables de cet échec personnel. En surface, Mom and Dad prend ainsi la forme d’un fantasme jouissif offert à tous les parents partageant la frustration des personnages, un défouloir pour expurger la violence de ces sentiments de résignation.
 
Mais fidèle à sa posture politiquement incorrecte, Taylor présente ce fantasme sous un angle insolite pour le ramener vers les thèmes de Crank et Gamer : dans ces deux films, les corps humains étaient utilisés comme des avatars de jeu vidéo qui se heurtaient à un monde concret, les personnages perdaient le contrôle de leurs corps, devenus de simples machines devant être rechargées à coup d’adrénaline et d’électricité pour être maintenues en vie (dans Crank), ou sans contrôle sur leurs actions, commandées à distance par autrui (dans Gamer). Dans un monde où même nos pulsions et nos affects sont devenus monnaie d’échange, notre corps ne nous appartient plus, Neveldine/Taylor poussant cette logique jusqu’à son extrême la plus absurde : la valeur du corps de Gerard Butler est déterminée par l’audience qu’il génère pour le jeu Slayer (dans la fiction) comme pour le film Gamer, c’est-à-dire que la valeur d’un corps est définie par ses qualités promotionnelles qui le réduisent à l’état d’avatar, d’outil entre les mains de plus puissants, qui peuvent littéralement en prendre contrôle. Il faut donc crinquer son corps, comme Jason Statham dans Crank, l’alimenter de sensations fortes pour le donner en spectacle, sinon il devient une masse inerte, morte, c’est-à-dire sans valeur marchande ; et comme il n’y a pas d’issue possible (si Statham ne se recharge pas, il meurt, et il n’y a pas de film à nous vendre), il ne reste plus qu’à crinquer son corps à l’excès, jusqu’à emporter dans son mouvement la matière filmique qui se dérègle à son tour, pour au moins trouver plaisir dans le spectacle de notre propre exploitation.
 
Dans Mom and Dad, le corps humain est considéré encore une fois comme une machine, mais de manière plus implicite, à travers une discussion sur l’obsolescence programmée. Au fond, c’est la conséquence naturelle des films précédents : si nos corps ne sont plus que des objets de consommation, alors l’humanité, comme nos gadgets, est condamnée à la désuétude. Mais les gadgets devenus inutiles sont simplement jetés, recyclés, alors que les parents doivent continuer de vivre avec la conscience de leur obsolescence, ils attendent patiemment leur échéance dans le purgatoire de leur job aliénante, alimentaire, leur rappelant quotidiennement qu’ils ne sont rien de plus que des mécanismes fournissant l’énergie permettant de mettre à jour la race humaine. La reproduction est envisagée comme un programme à accomplir, il faut se reproduire pour remplacer les vieux par les nouveaux modèles et perpétuer une humanité devenue marque de commerce. Mais la programmation de nos corps-machines est contradictoire : pour s’incorporer à la société, les hommes doivent répondre à des exigences (l’accomplissement personnel dans le travail, la réussite déterminée par l’acquisition de biens matériels) qui peuvent être difficilement conciliables à une autre mesure du statut social, le bien-être de la famille. Les corps-machines peuvent fonctionner malgré ces contradictions internes parce qu’ils possèdent un mécanisme régulateur, ce que d’ordinaire l’on appelle la conscience, une soupape de sûreté permettant d’évacuer la pression de façon sécuritaire : il suffit alors de retirer ce mécanisme, par un virus par exemple, et voilà que l’humanitéTM  se retourne contre elle-même pour détruire la chaîne de production, et que les corps surchauffent sous cette pression accumulée.
 
Tel que pratiqué par Neveldine/Taylor, ou Taylor en solo, le cinéma d’exploitation devient un cinéma sur l’exploitation, devenue si outrancière qu’il suffit de s’y abandonner pour tout amener au bord de l’implosion – sans jamais y parvenir. C’est pourquoi, une fois la prémisse de ces films posée, une fois la conscience évacuée, il n’y a plus rien à développer, il ne reste qu’à contempler le chaos qui s’ensuit, à s’amuser devant toutes les déclinaisons possibles de la même situation (comment recharger un corps, comment tuer ses enfants). À ce niveau, Mom and Dad déçoit quelque peu, d’abord parce que le récit se replie trop vite sur une poignée de personnages et perd de son mordant, mais surtout parce que nous sommes loin ici du délire visuel des Crank et de leurs multiples trouvailles de mise en scène, Taylor jouant surtout avec les ruptures de ton, des décalages image/musique certes hilarants mais finalement assez conventionnels. En même temps, cela lui permet de mieux se reposer sur ses acteurs, et particulièrement sur Nicolas Cage et son interprétation démente : en parfait diapason avec ce cinéma, Cage va jusqu’à reprendre dans son jeu les effets de style de la mise en scène, comme s’il rivalisait d’outrance avec elle, par exemple dans une scène particulièrement jouissive où, furieux, il détruit une table de billard avec une massue en chantant « The Hokey Pokey », l’acteur effectuant lui-même un contrepoint action/musique. En outre, Cage semble refuser toutes les techniques usuelles de l’acteur servant à canaliser l’émotion dans des gestes précis, contrôlés, porteurs de sens. Nous avons envie de dire que les acteurs exploitent leurs émotions pour fabriquer un produit qui serait leur personnage, mais Cage, comme les protagonistes de Neveldine/Taylor, s’abandonne à son corps qui se met à surchauffer en l’absence de toute soupape de sûreté – contrairement à Jason Statham, Cage n’a pas besoin d’une source d’adrénaline extérieure pour s’alimenter, il trouve l’énergie en lui-même et tente de l’épuiser, toujours en vain, dans ses excès de colère, sa fébrilité, ses yeux écarquillés, son sourire trop large, ses éclats de rire violents, ses brusques changements d’émotion, son phrasé saccadé, précipité, etc.   

Cage, en fait, incarne ce que le cinéma de Neveldine/Taylor met en scène, c’est-à-dire l’accélérationnisme, cette théorie voulant que s’il n’y a pas d’issue au capitalisme, la seule voie vers l’avant serait d’accélérer le processus, de faire rouler de plus en plus vite les mécanismes du système, jusqu’à son implosion nécessairement violente, cataclysmique. Cage serait ainsi au method acting ce que le cinéma de Neveldine/Taylor est à Hollywood : une version déjantée, dérégulée des codes en place. Mais comme le note Steven Shaviro, le capitalisme supporte très bien le processus d’intensification qui a commencé il y a déjà longtemps, tout comme l’esthétique excessive de Neveldine/Taylor, ou le jeu grossier de Cage, ne choquent réellement personne, ne provoquent aucune rupture (au contraire, on en fait des memes à partager sur les médias sociaux, et la machine continue de rouler d’autant plus). Justement, l’idée de la possession, dans les films de Neveldine/Taylor comme dans Mom and Dad, suggère qu’en dépossédant le corps de son esprit, en retirant son mécanisme régulateur, le corps reste possédé par lui-même : il ne dépense pas son énergie pour contrer son exploitation, il devient l’image même de celle-ci par ses mécanismes roulant à vide. Un corps déchaîné mais toujours enchaîné, qui entraîne la destruction, certes, mais sans jamais libérer quoique ce soit puisque finalement le film lui-même, comme notre culture, se nourrit de cette destruction, de la vulgarité, de la misanthropie et de l’ironie, tous dénués d’une quelconque force contestataire. Ce que cette intensification peut nous offrir, par contre, comme le propose Shaviro, ce serait « a kind of satisfaction and relief, by telling us that we have finally hit bottom, finally realized the worst ».
 
Le dernier plan de Mom and Dad ne montre pas autre chose : les personnages sont enchaînés (littéralement) à leurs besoins inassouvis, ils ne peuvent que hurler leur frustration dans un ultime effort désespéré. Loin d’essayer de sauver la morale in extremis (elle était perdue avant même que le film commence), Taylor montre ainsi que sa prémisse narrative ne pouvait aboutir que dans un cul-de-sac, reflet de notre condition moderne. Cette fin abrupte annihile tout espoir d’émancipation, pas même celui d’une apocalypse qui pourrait au moins mettre fin au cauchemar – il ne nous reste qu’un seul modèle à suivre : le rire diabolique de Nicolas Cage, nous défiant d’embrasser avec lui notre déchéance.
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Critique publiée le 26 février 2018.