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Star Wars: The Last Jedi (2017)
Rian Johnson

L'acte et la nouveauté

Par Mathieu Li-Goyette
« Do or do not, disait sagement Yoda, there is no try. » C’est cette incitation à l’action qui semble traverser de bout en bout The Last Jedi, film passionnément ambitieux, qui rénove les fondations de la saga en proposant une remise à neuf de ce qui a toujours fait le charme de Star Wars. Un charme qui fête cette année ses 40 ans et qui, sous l’influence de Disney, n’a pas cessé d’être taraudé par les fans, sur qui porte le film ; des fans qui, j’en suis, agissent comme les gardiens du précieux univers. Ils sont fidèles au poste, prêts à élaborer mille théories, à remarquer ce qui est bien du Star Wars holistique et ce qui ne l’est pas, à différencier ce qui crée des dissonances et ce qui en rétablit l’harmonie (car l’essence de Star Wars est harmonique, c’est un alignement visuel et sonore inimitable). Cette nouvelle trilogie élaborée par Kathleen Kennedy (Lucasfilm) répond pour l’instant au désir de retrouver ce qui aurait été perdu et de prouver au monde que nous, les nouveaux créateurs autant que les fans de toutes générations confondues, avons la même définition de ce qu’est Star Wars, mettant cette définition à la fois sous l’influence de la nostalgie et du « développement des publics », du passé et du futur. Après un épisode VII qui parvenait à redonner à la franchise ses qualités profondément cinématographiques, ce nouveau chapitre de la famille Skywalker pousse la série aux limites de son identité, testant sa résilience à travers un récit d’une charge dramatique inespérée.  
 
On ne dira bien entendu rien d’important sur le scénario, sinon que The Last Jedi raconte l’apprentissage de Rey (Daisy Ridley) auprès de Luke Skywalker (Mark Hamill) en parallèle à une lutte urgente et désespérée pour sauver ce qu’il reste de la Résistance après la décimation de la République dans l’épisode précédent. Suivant vaguement les structures narratives à la fois de Return of the Jedi et de Empire Strikes Back (plus ou moins dans cet ordre), The Last Jedi fait plus que jamais de l’antagoniste de la série un protagoniste central au récit. Démasqué, frustré, le Kylo Ren d’Adam Driver est impressionnant de rage et de colère, générant aux côtés de son maître Snoke (Andy Serkis), et du général Hux (Domhnall Gleeson) une ombre qui enveloppe l’ensemble des héros. Menacés, épuisés, ces derniers font face à des divisions, à des trahisons, mais plus que tout à un échec des idéaux qui les ont menés jusqu’ici.
 
C’est en questionnant ces idéaux et l’idée que les fans s’en font que Rian Johnson (Brick, Looper) parvient à faire le premier Star Wars réellement personnel depuis ceux de George Lucas. Là où J. J. Abrams avait un rôle d’attaché presse qui orchestrait une relance réjouissante, Johnson abandonne dès ses premiers plans cette posture de gardien de la franchise. Sa caméra mobile se plaît à décrire ou à capter de grands arcs dans l’espace, des doubles focales rapprochent les intentions de leurs conséquences, des flash-backs produisent des récits possibles qui s’emboîtent, des mensonges viennent altérer notre perception des personnages ; Johnson est allé aux mêmes écoles que Lucas autrefois : les films de guerre, les films de Kurosawa, retrouver les mêmes professeurs avec des cursus différents (notamment The Bridge on River Kwai, La Lettre inachevée et Rashômon). Le résultat est audacieux, à la fois choquant par sa nouveauté et émouvant dans son évidence ; Johnson nous explique patiemment qu’il faut savoir exister en dehors de ce qui nous aurait toujours défini (la famille, la religion, le genre, le style), qu’il faut non plus chercher la différence dans la répétition mais qu’il faut embrasser cette différence comme une force d’auto-détermination dans un monde nécrosé par la nostalgie. L’essentiel de son cinéma s’est d’ailleurs construit sur les rapports conflictuels qu’il est important d’entretenir avec nos influences, le film noir dans Brick, Bruce Willis dans Looper, Luke Skywalker dans The Last Jedi
 
Les échos de son film se rendent ainsi jusqu’à l’élection de Donald Trump, à la montée des nationalismes, au brexit, même au végétarisme, sans pratiquement jamais le faire explicitement (excepté un aparté un brin didactique). Johnson en profite pour écailler la masculinité de ses personnages, pour donner aux femmes les plus beaux rôles qu’elles ont jamais eus dans la franchise, pour rapprocher l’esthétique de la première et de la seconde trilogie (un autre sous-texte du film est la conciliation du réel et du virtuel) ; il semble comprendre mieux que tout le monde que la véritable force de Star Wars avait été d’être un mouvement vers l’avant, une plongée dans l’inconnu et qu’afin de retrouver cette fébrilité il est aujourd’hui nécessaire d’aller là où personne ne l’attend et de le faire avec suffisamment d’élégance pour ne pas s’aliéner son héritage. Alors son Star Wars fait des choix. Plus encore, c’est un film sur le choix et l’acte qui s’en suit – do or do not –, un film qui met des individus face à de grandes décisions, qui provoquent des mises en scène de masses dirigées, contrôlées, stoppées, par une poignée de personnages aux destins extraordinaires et aux actions foncièrement héroïques. Comme tout bon personnage hollywoodien qui se définit à travers les choix de ses actions, ceux de The Last Jedi sont les plus émouvants parce que leurs gestes sont d’une ampleur mythifiante, qui a des résonnances immédiates, visuelles, poétiques, avec le théâtre de guerre désespéré que nous livre Johnson, particulièrement dans un moment féérique qui met en scène Leia (Carrie Fisher) sous le feu du nouvel empire.
 
À l’instar de ces choix qui tranchent, plusieurs éléments visuels travaillent ici une esthétique suprématiste, notamment par une omniprésence du rouge vif, lors de la bataille finale sur une planète de sel (une idée picturale magnifique) ou encore dans la salle du trône de Snoke, où les murs complètement désincarnés se présentent comme des « écrans rouges » (reprise des écrans verts qui permettent le compositing numérique). Les murs de l'antre du mal ne sont plus des décors historicisés, truffés de détails ou de clins d’œil. Cette désincarnation des décors est à l’image de la démythification qu’entreprend Johnson, livrant un scénario qui se déploie à partir des possibles de la série (les théories des fans, les actions de ses personnages). Il façonne un château de cristal, composé d’une multitude de reflets et de faux-semblants qui, au gré de leur retour à une forme de nature fondamentale (la bonté, le courage, l’espoir) vient prendre la place qu’occupait auparavant le clergé des Jedi et le mysticisme de la Force. Dans certains moments franchement impressionnants, The Last Jedi a l’audace de livrer des leçons de morale qui étendent leur influence sur l’ensemble de la saga. Johnson enfonce ses mains dans une terre vieille de quarante ans et la retourne, enfin, à un point tel qu’il s’agit du premier film à laïciser Star Wars, à faire de la Force non plus une religion, mais une philosophie.
 
Ce changement de paradigme, nécessaire à la fois pour la franchise et pour la société d’aujourd’hui, se produit précisément grâce à cette emphase sur l’importance des gestes, des actions, qui nous définissent un peu toujours par rapport à l’héritage qui nous soutient ; le film pose cette question de l’acte dans ce qu’il peut avoir de violent pour demeurer un acte dramatiquement signifiant, une chose que Johnson a comprise à la fois dans l’écriture de ses personnages et dans une mise en scène qui tente de trouver, dans ses défaillances programmées, dans sa contre-mise en scène de la saga, des moments inusités où viennent s’infiltrer tout ce qu’aucun fan n’aurait pu prédire.
 
Au fond, The Last Jedi est le premier Star Wars postmoderne. C’est à la fois sa plus grande qualité et pratiquement son seul défaut (avec quelques lignes échappées, une structure chargée comme un ascenseur trop plein et une aura disnéenne parfois trop assumée). Il s’agit du premier Star Wars qui nous apprenne à vieillir plutôt qu’à grandir, le premier à intégrer les fans à son récit afin de leur montrer leurs tares et à faire de leurs obsessions des éléments réflexifs qui discourent à la fois sur la série et sur l’état actuel de la culture. Si The Last Jedi est le premier épisode à en accomplir autant, c’est justement parce qu’il sait agir et que, dans l’acte, il parvient à filmer la réunion du public et d’un récit, d’un héritage et de son avenir.
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Critique publiée le 14 décembre 2017.