WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Ghost Story, A (2017)
David Lowery

Dans un beau drap

Par Jean-Marc Limoges

À Alexandra, avec qui chaque visionnement atteint des profondeurs toujours étonnantes.


C’est d’abord (comme on l’a dit) le format 4:3 – presque carré, n’eût été de ses coins arrondis à l’instar de ces vieilles diapositives – que l’on remarque et dont on ne pourra, tout au long du visionnement, tout à fait se défaire. Il sera en effet impossible, pendant cette heure et demie, de ne pas se rappeler que nous sommes au cinéma, de ne pas se souvenir que nous sommes devant un film. Et ce procédé distanciatif – voire réflexif – sert entièrement le propos de Lowery qui nous offre justement un film sur le regard et sur la mémoire. Premier coup de génie. Nous ne pourrons jamais totalement oublier que nous sommes contraints de regarder le fantôme regarder celle qu’il a aimée ni nous sortir de la tête que nous sommes, à peu de choses près, aussi impuissants que lui à changer le cours des choses, sinon qu’en jouant sporadiquement avec le courant.

Elle et lui s’aiment. Elle, on ne sait pas trop ce qu’elle fait dans la vie. Lui, il compose de la musique. Elle et lui habitent un petit bungalow déglingué qui sommeille quelque part au Texas. Lui, il a tenu à y emménager parce que la piaule lui parlait, lui évoquait d’obscurs souvenirs. Elle, elle tient à déménager. Lui, il n’est pas d’accord. Elle et lui se disputent quelquefois, comme tous les couples qui s’aiment. Lui, il décèdera trop tôt, bêtement, dans un accident. Elle, elle aura évidemment du mal à s’en remettre. Elle ira lui dire un dernier au revoir, à la morgue, où il repose sous un drap blanc. Et c’est là que tout commence. Car le mort se redresse, voilé sous son linceul, et retournera gentiment hanter son taudis, condamné à ne plus être vu. Deuxième coup de génie. Une « histoire de fantôme » (comme son titre l’annonce) …mais racontée du point de vue du fantôme.

Car ce fantôme, malgré sa blanche vêture, demeure invisible aux yeux des mortels. On aura du même coup compris qu’on ne s’embistrouille pas ici avec le vraisemblable. On en a tant vu, des fantômes, au cinéma. On a tant tenté de repousser les limites de sa représentation avec ce que la technique nous permettait. Mais Lowery, lui, revient à la base, retourne aux sources : je fais comme quand j’étais petit et que, pour faire peur à mon entourage, je me foutais sur la tête un drap blanc dans lequel j’avais préalablement découpé deux trous. Si le ratio de l’image nous rappelle sans cesse que nous sommes devant un film, cette convention délibérément naïve, elle, aura curieusement l’effet inverse. Troisième coup de génie. De quelle étoffe fut donc fait ce drap pour qu’il fût si crédible?

Au reste, ce fantôme – que nous voyons voir sans jamais être vu – n’est pas seulement convaincant, il est aussi émouvant. Loin d’être livide et blême, comme on aurait pu s’y attendre, ce drap sera continuellement déchiré par de fortes émotions. On le sent impuissant quand il fixe sa conjointe affalée sur le parquet, on le sent rongé par la jalousie quand, depuis le divan où il est assis, il l’observe étreinte par l’homme qui la reconduit, on le sent ravagé quand elle finit par paqueter ses affaires et partir en voiture vers un ailleurs inconnu, on le sent pour un court temps presque enjoué, ou du moins rasséréné, quand il entrevoit un semblable errant chez le voisin, on le sent désemparé quand il assiste, pantois, à la démolition de son domicile devenu vétuste, on le sent dépassé quand il hante les couloirs de l’immeuble à bureaux que l’on a construit sur ses souvenirs, on le sent tempétueux et colérique quand il est finalement question de déménagement... Chaque spectateur projettera alors sur cette toile blanche les émotions qui transportent le spectre. Quatrième coup de génie. Qui eût cru qu’un tissu si mince pût atteindre de telles profondeurs?

Peu de costumes, peu de décors, peu de plans, peu d’effets spéciaux, peu d’acteurs, bref, peu de moyens, mais beaucoup d’émotions. Un budget modeste, mais un enjeu ambitieux. Plusieurs questions, et heureusement aucune réponse. Où mène cette porte que le fantôme refuse de traverser, à la sortie de la morgue, pour tourner à gauche? Le saut qu’il fait de l’immeuble le conduit-il dans le passé ou vers le futur? La conception du temps proposée est-elle linéaire, circulaire ou spiralée? L’épisode pendant lequel il se retrouve dans le Far-West se situe-t-il dans le passé ou, si l’on en croit le monologue du film,  dans le futur (…après que la Terre eut été saccagée et que tout eut recommencé, comme avant)? Le fantôme a-t-il capté les quelques notes improvisées par la fillette pour les ramener dans le présent du récit ou est-ce la fillette qui se rappelle quelques notes qu’elle aurait déjà entendues par le passé et qu’aurait composées – avant le cataclysme – le musicien? Et puis, quels sont les mots écrits sur le petit papier, lesquels auront une si funeste conséquence sur notre fantôme qui s’effondrera littéralement à leur lecture? Si l’on doit mesurer la portée d’un film par la richesse de la réflexion qu’il suscite, Lowery a relevé un autre défi. Cinquième coup de génie. Quand l’esprit s’affaisse, le nôtre se raidit.

Cet épisode si décalé par rapport à l’ensemble, n’en demeure pas moins efficacement réussi. C’est à une histoire de l’humanité pour les nuls que nous sommes conviés. Et aucun besoin de fréquenter Jean-Jacques pour le comprendre. Un terrain vague. Un homme qui enfonce quatre pieux dans le sol, qui délimite son territoire, qui dit « ceci est à moi » et qui trouvera quelqu’un d’assez bête pour le croire. Une femme et des enfants. Un repas en famille. Un dodo sous la tente. Les besoins vitaux satisfaits, on peut apprendre, enseigner, transmettre. Puis, c’est l’inévitable guerre : les « Indiens » attaquent. Un carnage. Un bain de sang. Les corps se putréfient, retournent en poussière. Ils n’auront pas droit aux draps, ceux-là, qui sont morts anonymement, en groupe, sans personne pour les saluer, ni en regretter l’absence. En l’espace de quelques minutes, Lowery nous offrira un condensé d’histoire et nous rappellera comment nous avons un impérieux besoin d’investir les lieux. Sixième coup de génie. Ce film ne porte pas seulement sur le temps qui s’enfuit, mais également sur l’espace dont on est prisonnier.

Réflexion sur le temps, sur l’espace, mais aussi sur la vie, l’amour, la mort, la mémoire, l’isolement, l’appropriation, l’écologie même. Voilà un film qui n’a pas peur de convier tous les grands thèmes sans esbroufe ni ostentation, humblement et simplement. Septième coup de génie. Plutôt qu’un film à grand déploiement se complaisant dans d’insignifiantes préoccupations, voici un tout petit film soulevant modestement les questions les plus essentielles.

L’interminable plan où la jeune veuve avachie sur le plancher de la cuisine mange, dans les larmes, sa tarte au chocolat – et au sujet duquel certains auront hurlé : « I want my ten minutes back » – aura d’ailleurs eu le mérite d’imprimer, dans la mémoire des spectateurs sensibles, cette réflexion sur le temps et l’espace. Voici le plan le plus frondeur et le plus assumé du film. Le plan le plus chargé d’émotion et le plus porteur de réflexion. À lui seul, il cristallise le discours de l’œuvre. Lowery nous permet ainsi de reconnecter avec cette dimension du cinéma trop facilement évacuée dans les blockbusters. Il nous rappelle que le plan long, le plan fixe, le plan prélevant d’insignifiants moments sur le triste quotidien des personnages peut se charger d’un sens, d’un sentiment, d’un raisonnement, pour la simple raison qu’il a été cadré, prélevé, conservé, inséré. Huitième coup de génie. On a là un troublant moment de vérité pendant lequel on aura tout le loisir – plutôt que de hurler des idioties pleins poumons – de mesurer silencieusement notre plus inepte insignifiance. Que pouvons-nous faire, morts, pour les vivants. Rien.

Rappelons-le en terminant. Le film commence sans épate. Mais fraie tranquillement son petit bonhomme de chemin. Se complexifie pas à pas. Nous prend par la main, nous tient sous sa gouverne, nous garde captifs. Nous mène vers une finale que nous ne voyons pas venir parce que nous l’avons suivi les yeux fermés. Nous réserve quelques troublants retournements. Et nous laisse sur une déconcertante leçon. Neuvième coup de génie. Si les vivants doivent faire le deuil des morts, les morts doivent, eux aussi, faire le deuil des vivants.

9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 20 août 2017.