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Get Out (2017)
Jordan Peele

Les Noirs de Stepford

Par Olivier Thibodeau
Copilote de l’exceptionnel duo comique Key & Peele (avec le tout aussi versatile Keegan-Michael Key), Jordan Peele se retrouve aujourd’hui à la barre de son tout premier long-métrage. Après une carrière presque entièrement passée dans l’humour, il profite d’ailleurs de l’occasion pour effectuer un virage insoupçonné, et quelque peu maladroit, vers le cinéma d’horreur, dont il exploite ici les codes les plus surannés pour traiter de l’épineuse question raciale aux États-Unis. La production du film est certes léchée, le scénario parfois génial et la caméra adéquatement inquisitrice, mais le recours aux lieux communs du genre est souvent lourdaud, particulièrement si l’on considère l’utilisation quasi intégrale du lexique iconographique de Stepford Wives (1975).
 
Force est d’admettre que le plan d’ouverture du film démontre une certaine virtuosité pour la mise en scène, usant d’un lent travelling arrière sur un trottoir sombre de banlieue alabamienne pour évoquer la qualité oppressive d’un monde traditionnellement codifié, un monde historiquement, presque intrinsèquement raciste. Le potentiel subjectif de la caméra est tel qu’on se croirait presque dans les affres suburbaines de It Follows (2014). Puis point un jeune Noir, qui émerge du hors-champ, se plaignant, dans une conversation à lui-même, du caractère labyrinthique de l’endroit. Perdu et désemparé, on le voit errer brièvement sur le trottoir, jusqu’au passage d’une voiture sport, blanche évidemment, qui s’arrête juste à ses côtés, embaumant l’air d’une mélodie étrangement anachronique, soit le Run Rabbit Run (1939) de Flanagan and Allen. On comprend tout de suite que c’en est fait du jeune homme, qui effectivement, se voit assommé par un assaillant non identifié, puis enfourné dans le coffre de sa voiture.
 
Le choix musical est impeccable, puisque la mélodie provenant du véhicule évoque simultanément le leitmotiv diégétique de la proie (le lapin ici, qui se muera bientôt en cerf) ainsi que l’époque rétrograde de sa production. En contrepoint, le choix de Redbone, du chanteur soul contemporain Childish Gambino, pour la scène suivante est également impeccable puisqu’il permet d’appuyer le strict clivage entre l’univers banlieusard traditionaliste où réside la belle-famille du talentueux photographe Chris (Daniel Kaluuya) et l’univers urbain progressiste où il réside avec sa copine Rose (Allison Williams). Entre les plans de son élégant loft, ceux des magnifiques prises de vue du ghetto accrochées sur ses murs de brique rouge, et ceux du café à la mode où Rose sélectionne un assortiment de pâtisseries pour leur rencontre, notre récit débute bel et bien dans un havre de cosmopolitisme, bref un idéal de cohabitation interraciale incompatible avec le monde « pur » où règnent les parents de Rose. Arborant un sombre secret, ces derniers auront d’ailleurs tôt fait de transformer la visite dominicale des deux amoureux d’un simple Guess Who’s Coming to Dinner (1967) contemporain à un néo-Stepford Wives.
 
Dès l’arrivée de Chris et Rose dans le spacieux domaine riverain des Armitage, les relents pestilentiels du film de Bryan Forbes nous assaillent. Deux serviteurs noirs, un jardinier et une cuisinière viennent servilement à la rencontre du couple, arborant tous les tics de deux automates lobotomisés. Tout au long du film, on note d’ailleurs que chacun des gros plans sur leurs yeux hagards et chacun de leurs dialogues incongrus semblent tout droit tirés du matériel source, au même titre que les blancs cottages campagnards et la mentalité sectaire de l’aristocratie qui les habitent. Les parents de Rose sont respectivement psychiatre et neurochirurgien, si bien qu’on pourrait même voir là une simple actualisation du personnage de roboticien incarné à l’époque par Patrick O’Neal. Heureusement, le développement du récit pourvoit finalement une variation opportune sur le thème du double robotique, mais il faut pour s’y rendre un long passage via une série de tableaux surdéterminés, indignes de l’imagination débordante dont fait généralement preuve Jordan Peele.
 
Fruit d’une cohabitation bancale entre les talents scénaristiques de l’auteur et sa prédilection pour les lieux communs du genre, le film se révèle alternativement jouissif et exaspérant, usant d’un humour noir parfois très efficace pour évoquer le racisme ordinaire d’une bourgeoisie supposément bien-pensante, et particulièrement celui du père, qui multiplie les « my man » et les éloges à la grande race noire dès sa première rencontre avec Chris. La scène d’encan pour le protagoniste est également astucieuse dans son évocation du marchandage d’esclaves prévalent dans les états sudistes de l’avant-sécession, au même titre d’ailleurs que le processus d’accaparement du corps des Noirs, qui lui évoque le pillage contemporain de la culture afro-américaine. En contrepartie, le film se révèle incroyablement laborieux par endroits, dévoilant un caractère souvent bêtement explicatif issu des pires exemples du genre. Notons à ce titre la scène où Chris tombe par hasard sur une boîte de carton contenant des photos de sa copine avec une ribambelle d’autres Afro-américains, victimes précédentes de son charme enjôleur, mais surtout les nombreuses scènes où celui-ci se retrouve sanglé devant un vieux téléviseur, via lequel une série d’intervenants vient lui expliquer en détail le mystérieux processus de transfert cervical mis au point par la communauté. Le film accuse alors également une contraignante baisse de régime puisque ces scènes sont entrecoupées de scènes montrant l’enquête menée par son ami Rod dans la grande ville, à des centaines de kilomètres d’un suspense culminant qui se retrouve ainsi dilué jusqu’à sa plus ennuyeuse expression.
 
Incontestable succès commercial, il importe néanmoins de mettre un bémol à l’enthousiasme critique dont bénéficie le film, louangé simultanément pour son caractère dénonciateur, comédique et horrifique sans pourtant être targué d’éclectisme. D’abord, il incombe ici d’aller au-delà de la simple pertinence de la question raciale et de constater les nombreuses faiblesses scénaristiques de l’œuvre, dont la plus saillante a trait précisément à la question raciale. En effet, le film, dans son évocation opportune du pillage culturel dont sont aujourd’hui victimes les Afro-américains, nous demande de gober une indigeste invraisemblance, soit le fait que la bourgeoisie vieillissante de la banlieue américaine puisse en venir à vouloir incarner l’Autre de façon systématique. Entre encenser Jesse Owens, Tiger Woods ou Barack Obama et vouloir se retrouver dans leur peau, il existe effectivement un pas, un pas que le film franchit sans gêne, au même titre que Peele franchit ici sans gêne la barrière entre les éléments comédiques et horrifiques de son œuvre, lesquels finissent souvent par se désamorcer réciproquement. Au final, force est d’ailleurs d’admettre que le réalisateur sert mieux la cause noire avec ses sketches humoristiques sur les stéréotypes raciaux qu’avec cette timide variation sur un vieux classique de la littérature blanche. 
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Critique publiée le 23 juin 2017.