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Cézanne et moi (2016)
Danièle Thompson

Première couche

Par Jean-Marc Limoges
Première couche. Le spectateur connaissant, un peu Cézanne, un peu Zola, jouira sans doute de capter, ici et là, divers détails de la vie des deux artistes : de la bagarre dans la cour à leurs promenades au barrage, en passant par leurs baignades dans l’Arc, leur sensibilité artistique et leur désir de se défaire de l’emprise familiale pour l’assouvir pleinement, leurs milieux et leurs parcours respectifs en forme de destin croisé — Zola, né pauvre, finira riche ; Cézanne, né riche, finira pauvre –, le départ de Zola pour Paris, les démêlés de Cézanne à Aix, les encouragements répétés de celui-là à celui-ci, les propos désapprobateurs que tiennent les parents du futur peintre au sujet du futur écrivain, les petits boulots que Zola accumule (douane, librairie, journaux), le tempérament bouillant et brouillon du peintre, la détermination tempérée et calculée de l’écrivain, le premier solitaire, taciturne, autodestructeur, excessif en tout, se tenant loin des milieux bourgeois et de toute forme de consécration, le second fonceur, pragmatique, insatiable, construisant jour après jour une œuvre qui veut dépasser celle de Balzac.
 
Il se félicitera de capter au passage la devise — « Nulla dies sine linea » (« Pas un jour sans une ligne ») — que Zola avait fait inscrire au-dessus de sa cheminée, de remarquer l’amoncellement d’objets hétéroclites embarrassant le bureau de « cet écrivain, si farouchement moderne, [qui] se logeait dans le moyen âge vermoulu qu’il rêvait d’habiter à quinze ans » (L’œuvre, chap. XI), d’assister à sa fulgurante ascension sociale et à ses fameuses « Soirées de Médan », de deviner son béguin pour Jeanne Rozerot, sa lingère, et même son fétichisme à peine voilé (la façon dont seront cadrés la nuque, le chignon, les mèches, les lacets, les bottines, les jupons, les froufrous de sa bonne lors du déshabillage de sa femme), d’entendre parler de la tardive idylle de Cézanne avec une mystérieuse inconnue, de la fascination que Zola éprouvera pour la photo… Il se congratulera même de reconnaître quelques passages tirés de leurs lettres : « J’ai fait un rêve, l’autre jour. J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. » (Lettre de Zola à Cézanne, 25 mars 1860). En cela, les recherches semblent avoir été joliment conduites et le portrait, finement dessiné.
 
Le film rend surtout bien compte des espoirs que fondait Zola en Cézanne plus que Cézanne en lui-même, espoirs qui traversent leur échange épistolaire : « J’ai comme une certaine gloire à t’avoir compris, écrira dès le mois de février 1860 Zola à Cézanne, à te juger ce que tu vaux. » « La peinture est ta vocation – et c’est ainsi que je l’ai toujours envisagé », poursuivra-t-il quelques mois plus tard, en juillet 1860, avant de laisser tomber un violent « Tu manques de caractère », puis un « si j’étais à ta place, je voudrais […] risquer le tout pour le tout » et enfin un « Je te plains, car tu dois souffrir de cette incertitude ».
 
Zola n’aura de cesse, d’ailleurs, d’insister sur les doutes qui rongeaient son ami et qu’il tâchait de dissiper par un travail acharné : « Il se renferme beaucoup, il est dans une période de tâtonnements, et, selon moi, il a raison de ne vouloir laisser pénétrer personne dans son atelier. Attendez qu’il se soit trouvé lui-même. » (Lettre de Zola à Duret, mai 1870), « M. Paul Cézanne, qui lutte depuis longtemps, a un véritable tempérament de grand peintre. » (Sémaphore de Marseille, 18 avril 1874), « Le jour où M. Paul Cézanne se possédera tout entier, il produira des œuvres tout à fait supérieures. » (Sémaphore de Marseille, 19 avril 1877), « M. Paul Cézanne, un tempérament de grand peintre qui se débat dans des recherches de facture. » (Le Voltaire, 18 juin 1880)…
 
Mais si Zola fondait de grands espoirs sur Cézanne, et qu’il reconnaissait en lui le doute, il semblait aussi douter qu’il puisse un jour être reconnu. En effet, dès le mois d’août 1861, Zola avouait parallèlement à leur ami Jean-Baptistin Baille : « Paul peut avoir le génie d’un grand peintre, il n’aura jamais le génie de le devenir. Le moindre obstacle le désespère. » En 1865, alors que Zola voit son premier livre publié, Cézanne voit son premier tableau refusé. Celui-ci essuie son premier refus (qu’il accumulera par la suite), celui-là publie sa première œuvre (qui s’accumuleront elles aussi). Ce destin croisé, au cœur de leur correspondance, est aussi au cœur du film.
 
Dès lors, pourrait-on admettre, le fossé se creuse entre les deux hommes dont l’un s’affiche et l’autre s’efface. Sur un ton mi-figue mi-raisin, Zola fit part à Numa Coste d’une vision : « Cézanne travaille, il s’affirme de plus en plus dans la voie originale où sa nature l’a porté. J’espère beaucoup en lui. D’ailleurs, nous comptons qu’il sera refusé pendant dix ans. » (juillet 1866) Puis, dix ans plus tard, de façon à peine voilé, dans le Sémaphore de Marseille, il doublera la période envisagée : « Quelque part dans Paris peut-être, dans un triste atelier, le grand talent attendu travaille déjà à des toiles que les jurys refuseront pendant vingt ans, mais qui alors rayonneront comme la révélation d’un nouvel art. » (mai 1875).
 
Zola croyait en son ami plus que son ami lui-même ? Si Cézanne lui parlait très tôt de « la peinture qu['il] aime, quoiqu['il] ne réussisse pas » (lettre à Zola, 16 avril 1860), il se verra toujours, presque 20 ans plus tard, comme « un malheureux peintre qui n’a jamais rien su faire » (lettre à Zola, 1er juin 1878) « atten[dant] une éclaircie pour reprendre [s]es recherches en peinture » (lettre à Zola, 20 novembre 1878). Toute sa vie, pourrait-on conclure, Cézanne s’est cherché sans se trouver : « Je m’ingénie toujours à trouver ma voie picturale. La nature m’offre les plus grandes difficultés. »  (lettre à Zola, 24 septembre 1879).
 
En bref — et malgré quelques oublis (Zola zozotait), quelques raccourcis (peu de mots sur la médecine expérimentale de Claude Bernard qui servira d’engrais à Zola pour faire pousser l’arbre généalogique de ses Rougon-Macquart), quelques mensonges (la femme d’Émile – qu’elle se nomme Gabrielle ou Alexandrine – n’a jamais été la maîtresse de Paul) ou quelques anachronismes (c’est Cézanne qui présente Manet à Zola, et non l’inverse, et cette rencontre eut lieu, non en 1861, mais en 1866) —, Cézanne et moi apparaît comme un film explorant les liens (bien réels) qui unissaient deux amis que les tempéraments différents allaient séparer.
 
 Or, alors que certains éléments de leurs correspondances auraient pu fournir matière à réflexion quant à ce film largement basé, on l’a vu, sur des faits avérés — Quel profit aurait-on pu tirer de cette phrase de Zola à Cézanne (écrite le 9 février 1860) : « Je ne deviendrai jamais millionnaire, l’argent n’est pas mon élément. Aussi je ne désire que la tranquillité et une modeste aisance. […] Je me dis que, quelles que soient nos positions, nous conserverons les mêmes sentiments. » –, on peut se demander pourquoi la réalisatrice fonde toute sa prémisse sur un mensonge : la fameuse brouille qu’aurait suscité la publication de L’œuvre, en 1886, roman dans lequel Cézanne se serait reconnu sous les traits du peintre raté.
 
En effet, Thompson a construit son film sur ce qui a maintenant basculé — depuis la fameuse découverte, en 2013, d’une lettre que Cézanne a envoyée à Zola, le 28 novembre 1887, soit plus d’un an après la fameuse « rupture » — du côté de la légende. Longtemps a-t-on cru que la lettre laconique dans laquelle Cézanne — selon son habitude — remerciait Zola de l’envoi de son dernier bouquin, le 4 avril 1886, était la dernière que se fussent envoyée les deux hommes, erreur judicieusement rectifiée par Henri Mitterand, spécialiste de Zola.
 
Aussi, la fameuse scène d’engueulade, pivot du film, tient-elle de la fiction. « Depuis quand tu parles de moi à la troisième personne ? », lance, en relisant cette « dernière » lettre, Zola à Cézanne, « Depuis quand tu me “serres la main” !? », hurle-t-il. Mais depuis toujours Mme Thompson ! Voir les lettres du 25 août 1885, du 15 juillet 1885, du 3 juillet 1885, du 14 mai 1885, du 24 mai 1883, du 19 mai 1883, du 14 novembre 1882, du 28 février 1882, du 15 octobre 1881, du 5 août 1881, du 14 juin 1881, du 20 mai 1881, du 12 avril 1881, du 28 octobre 1880, du 19 juin 1880, du 10 mai 1880, du 25 février 1880, du 18 décembre 1879, du 9 octobre 1879, du 27 septembre 1879, du 24 septembre 1879, du 23 juin 1879, du 5 juin 1879, du 3 juin 1879, du mois de février 1879, du 19 décembre 1878, du 24 septembre 1878, du 29 juillet 1878, du 1er juin 1878, du 4 avril, 1878, du 28 mars 1878, 23 mars 1878…). Zola se montre ensuite choqué des « amitiés à Madame Zola » par lesquelles Cézanne termine froidement sa missive. Mais il a toujours salué Alexandrine ainsi, Mme Thompson ! Au moins depuis son mariage… en 1870, c’est-à-dire depuis 15 ans.
 
Ainsi a-t-on du mal à construire le scénario sur cette prémisse bancale. Dans le film, Cézanne qualifie Zola de « voyeur », de « voleur » et de « violeur ». Ce à quoi celui-ci répond qu’il n’a pas voulu le peindre, lui en particulier, mais qu’il a voulu faire un portrait du peintre en général, qu’il s’est longuement documenté — selon son habitude — et qu’il a tout consigné dans ses « dossiers ». Et Cézanne de lui demander : « J’aimerais les voir, ces dossiers. » Or, s’il faut en croire Mitterand, Zola les lui aurait montrés, « ces dossiers ». Mais quand bien même la cinéaste n’aurait eu vent de cette lettre retrouvée, il est difficile de croire au « viol » dont Cézanne se prétend victime, surtout lorsqu’on l’entend lire un passage du livre, puisé à même leurs plus doucereux souvenirs de jeunesse (les fameuses baignades dans l’Arc) et en regard duquel Cézanne se montre choqué. Combien d’autres passages eussent été plus choquants !
 
Alors pourquoi ? Pourquoi avoir fondé le film sur cette dispute qui n’eut jamais lieu ? Peut-être, puisque le film semble basé sur une légende, relève-t-il, au final, de la pure fiction ? Peut-être, puisque cette fameuse dispute tourne autour de L’œuvre, faudrait-il l’approcher comme une adaptation de celle-ci ? Le titre même du film — Cézanne et moi — avec son déictique dans lequel le spectateur ne peut pas ne pas inscrire Zola nous inviterait même à cette lecture. C’est au fond l’amitié de celui-ci envers celui-là racontée du point de vue de l’écrivain qui est l’objet du film. Ouvrons donc le roman. Et revoyons le film. Deuxième couche.
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Critique publiée le 7 juin 2016.