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Rogue One: A Star Wars Story (2016)
Gareth Edwards

Le film ou le mythe

Par Mathieu Li-Goyette

À mon père,
si seulement tu avais vu cette envolée de X-Wing

Rogue One, film de structure, pose une question à son spectateur et lui repose constamment : qu’est-ce que représente Star Wars pour toi ? Les uns diront une série de films (géniaux, moyens, médiocres, ce n’est pas important) et les autres répondront qu’il s’agit d’un univers (de planètes, de personnages, de récits, ce n’est pas plus important). Car la distinction, loin d’être qualitative ou typologique [1], révèle plutôt qu’au confluent d’un film, il y a ceux pour qui il s’agit d’une œuvre et ceux pour qui il s’agit d’un mythe et, à bien des égards, Rogue One se présente à nous comme le film de la différentiation, le moment où le projet de cinéma qu’est Star Wars décide d’assumer pleinement sa construction mythologique jusque dans ses résurrections numériques, au risque d’en perdre certains et ne risquant probablement pas d’en gagner d’autres. Car là où Force Awakens étirait la franchise dans une reprise habile du quatrième épisode élancé vers une nouvelle génération, Rogue One est coincé dans une continuité narrative hypercodée, serré entre deux films, caché dans une phrase du premier générique jaune qui a défilé en 1977.
 
Semblable à Force Awakens, Rogue One l’est toutefois parce qu’il réitère que le « sauvetage » en cours de la série est une histoire de nostalgie responsabilisée : il ne suffit plus de recycler des tropes ou de créer des liens diégétiques à travers l’histoire des Skywalker, il faut les inscrire [les tropes] dans un récit où les personnages retrouvent à leur tour des souvenirs à l’instar des spectateurs que nous sommes. Différent de Force Awakens, Rogue One l’est encore plus parce qu’il s’agit d’une nouvelle instance narrative, foncièrement tenue à l’écart de la série principale, à commencer par son allure, inscrite dans une esthétique de film de guerre et orientée vers la préparation et l’exécution d’une mission suicidaire. Un « Dirty Dozen dans l’espace », Rogue One ne nécessite pas d’autre résumé pour ceux qui ne l’auraient pas encore vu.
 
Or justement, puisqu’il nous incombe de revenir si tardivement sur le film de Gareth Edwards, adressons-nous à un point en particulier, écarté trop souvent et qui permet de saisir ce qui fait, au-delà de ses qualités plastiques et sérielles, de Rogue One un Star Wars pas comme les autres... À commencer par son antagoniste, le charismatique directeur Krennic (Ben Mendelsohn), qui poursuit au long des deux heures sa propre trajectoire narrative et dont l’origine du conflit avec les personnages principaux est tout à fait emblématique de l’identité même de Rogue One. Ainsi la jeune rebelle Jyn Erso (Felicity Jones), le capitaine Cassian Andor (Diego Luna) et leurs comparses n’entrent en confrontation avec cet ennemi, présenté par un lien familial qui sous-tend le film, que par la bande, que par des concours de circonstances qui font se croiser la quête des rebelles infiltrés et la quête de l’officier impérial.
 
Duels indirects, ceux de Rogue One nous éloignent franchement de la dichotomie principielle de la saga, cette lutte horizontale à finir entre le bien et le mal, entre les côtés lumineux et obscur de la Force. Le film y parvient en opposant donc la quête de Jyn, qui cherche à voler les plans de l’Étoile noire et celle de Krennic, qui cherche à éprouver la puissance de cette nouvelle arme et en devenir le responsable. Au-delà de ces deux actions opposées, il s’agit surtout d’un film sur deux filiations rivales dont l’héritage est un monde chaotique qu’il faut ordonner : Jyn doit se réconcilier avec l’image d’un père teintée de soupçons de traîtrise pour se convaincre d’une rébellion ; Krennic doit briller aux yeux de ses figures paternelles à lui (le Tarkin numérique et le Vader des enfants gâtés, faiblesses majeures parce que Edwards ne sait comment les filmer) pour les convaincre de l’hégémonie de cette nouvelle station spatiale. Ce mouvement contraire, mais jamais contradictoire, parvient pour la première fois de la série à caractériser les deux sociétés qui s’y opposent.
 
Poussée par son mentor Saw Guerrera (Forest Whitaker) à prendre les armes après avoir saisi la nature de la menace qui plane au-dessus de la tête des rebelles (« It’s not a problem if you don’t look up », lui répond-elle d’abord quand il prédit un avenir de fanions impériaux), Jyn incarne la posture de tout individu qui s’embarque pour la première fois dans un élan révolutionnaire, soit celui ou celle qui prend la mesure des pouvoirs qui le gouvernent. À l’inverse, Krennic, du haut de sa station, du haut de sa tour lors de la confrontation finale, incarne lui l’imposture de tout individu despotique, celui qui ne connaît pas la nature des gens qu’il gouverne. Tout le brio d’Edwards à gérer les disproportions visuelles se déploie ainsi dans cette asymétrie des forces mises en jeu, dans le croiseur ennemi qui flotte au-dessus d’une ville minière intimidée, dans le regard effaré de Krennic qui regarde en bas au loin de petites explosions sonner le glas de son rôle à lui dans l’histoire ; tout le sens kinétique de cette mise en scène comprend que ce bouclier atmosphérique que doit détruire la flotte des rebelles pour extraire de la surface de la planète les plans secrets participe lui aussi à définir, par contingentement, toutes ces verticales parallèles qui traversent Rogue One et qui, en ne se rencontrant (presque) jamais, parviennent à sonder et à mettre en relation le sol et le ciel politiques de Star Wars.
 
Face à cette mise en scène de confrontations indirectes, l’unique conclusion possible à l’aventure de ces personnages « jetables » s’avère leur mort sans appel, d’autant plus originale et symbolique qu’elle est commune (Jyn meurt en même temps que Krennic) et qu’elle rase cette complexité idéologique au profit d’un nouvel état de guerre radical, celui qu’on retrouve au début de l’épisode IV et qui se moule sur les peurs de la Guerre froide, alors que l’essentiel de Rogue One prend pour exemple les états de guerre permanents qui distinguent notre époque de la précédente. Plus encore, par l’aller-retour cyclique qui fait de Star Wars une franchise qui n’a pas de point de départ fixe et qui fait sens autant dans son ordre de sortie en salle que dans sa continuité diégétique, Rogue One accomplit un puissant exercice de conscientisation révolutionnaire « pour les nuls » et préfigure tristement cette ère Trump en disant connaître la suite (les épisodes IV, V et VI) tout en disant que cette suite est évidemment prévisible.
 
Rogue One tente alors d’exposer comment l’on fait pour passer d’une société de sujets en crise à une société de guerre permanente. Il amorce, dans son dernier mouvement qui n’est pas celui des protagonistes déjà morts, la mise en place des premiers pas de la saga, puisqu’il parvient assez adroitement et avec une humilité risquée à se sacrifier au nom de tout ce qui suivra (la fuite de la princesse, son abordage par Vader, l’arrivée des plans sur Tatooine, etc.). C’est ainsi que les derniers plans de Rogue One, en précédant directement les premiers d’un film de quarante ans son aîné, rachètent la mort des héros en la rendant nécessaire à toute la franchise, faisant du spin-off d’Edwards un film dont la structure narrative joue à se demander qui, de la poule (la saga) ou de l’œuf (ce film), est apparu en premier, bouchant même au passage le plot hole par excellence du blockbuster américain (cette fameuse bouche d’aération).
 
Sous d’autres étoiles, Rogue One aurait été le point de départ d’une aventure, au moins la porte d’entrée sur autre chose, mais au contraire, tout emmitouflé qu’il est par la saga qui le parraine, il se referme constamment sur lui-même dans son rôle de film suicidaire et c’est là sa plus grande qualité. Il est ainsi à l’image de son titre de paria (« rogue ») et de ses personnages, sacrifié jusque dans sa finale pour que le projet qui l’a permis puisse être glorifié à nouveau, donnant aux scènes trop souvent regardées de A New Hope un éclairage inédit par cette réussite à la fois ludique et plus complexe que le projet d’hommage de J. J. Abrams.
 
Pour autant que l’on daigne considérer ce que son mythe fondateur peut encore nous apporter, Rogue One, malgré quelques bévues évidentes et un rythme parfois trop assujetti à son projet narratif, accomplit pleinement sa mission : celle de dire qu’en dessous des tyrans il y a toujours des rebelles, qu’au-dessus des rebelles il y a toujours des tyrans. Et que le premier pas de toute révolution demeure la prise de conscience de ces forces verticales indirectes (Rogue One) qu’il faut savoir aligner (comme l’antenne de transmission, comme l’Étoile noire qui se pose en éclipse solaire) sur des axes de confrontation directs (la saga). Jyn appelle cet alignement l’espoir (« hope », comme dans « A New Hope »), mais dans les faits, il s’agit de l’organisation des forces en présence et d’un rappel à l’ordre : si les films nous parlent, les mythes, au cinéma comme ailleurs, nous accompagnent et savent nous serrer dans le détail de leur filage.



[1] À savoir qu’il y a longtemps que Star Wars n’est plus un simple space opera ; Star Wars, à force d’itérations et de constructions narratives afférentes, existe bien au-delà de la somme des genres qui le constitue.
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Critique publiée le 2 mars 2017.