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Moonlight (2016)
Barry Jenkins

Je est un autre

Par Sylvain Lavallée
Il suffit parfois d’un plan pour savoir si l’on va aimer un film ou non : dans le cas de Moonlight, avant même que n’apparaisse la première image, la musique de Boris Gardiner et son « Every Nigger Is a Star », un refrain qui nous est devenu familier récemment grâce à Kendrick Lamar et son opus de 2015 To Pimp a Butterfly, suffit à nous convaincre que nous sommes entre de bonnes mains. Every Nigger Is a Star, c’est tout le projet esthétique de Barry Jenkins : filmer son personnage principal, Chiron, comme une star, même si de toute évidence, au quotidien, il n’en est pas une. Par star, il ne faut pas entendre une simple vedette, une célébrité quelconque, mais une star dans le sens fort du terme, c’est-à-dire un individu à la présence si fascinante, unique, qu’il fait plier le langage cinématographique jusqu’à se l’approprier : quand une star est à l’écran, le cinéma ne peut faire autrement qu’en exalter la vie intérieure, les images traduisent automatiquement son expérience personnelle. De même, Moonlight se reçoit comme une expérience sensible nous mettant en présence de cet individu singulier qu’est Chiron.
 
Dès la première image, un long plan filé suivant Juan (Mahershala Ali), un revendeur de drogue à Miami allant converser avec l’un de ses dealers, le tournoiement de la caméra exprime la place centrale qu’occupera Juan dans la vie de Chiron, en même temps que ce mouvement emprisonne les personnages, dans leurs rôles clichés qui serviront de modèles à Chiron. En effet, l’instant suivant, Chiron, enfant (interprété alors par Alex Hibbert), est poursuivi par quelques jeunes le traitant de faggot ; il court se réfugier dans un immeuble délabré, il se barricade dans une pièce vide pour échapper à l’humiliation. Peu de temps après, c’est Juan qui arrachera les planches de son abri, laissant filtrer la lumière sur un Chiron apeuré : pour fuir un monde agressant, Chiron se réfugie dans une solitude que Juan vient briser pour lui apprendre à assumer qui il est (c’est Juan, plus tard, qui lui expliquera la signification de cette insulte, faggot). Mais si Juan permet à Chiron de s’émanciper, s’il devient une figure paternelle de substitution, c’est aussi en suivant de trop près ce modèle que Chiron se perd, qu’il trouve un autre refuge, une fois devenu adulte, dans ce rôle stéréotypé de gangster noir — d’où la signification de ce premier plan, la quête identitaire de Chiron avançant dans ce double mouvement où ce qui le libère peut aussi l’aliéner. La structure du film amplifie cette idée, les deux premiers chapitres (Little, Chiron enfant ; Chiron, adolescent, maintenant joué par Ashton Sanders) se concluant alors que celui qui promettait une issue (d’abord Juan, puis l’ami Kevin) se retourne contre Chiron.
 
Le scénario succombe dans ces moments à un fatalisme facile (il faut que Juan soit celui qui fournit la drogue à la mère toxicomane de Chiron ; il faut que Kevin soit forcé de frapper Chiron), comme des ressorts dramatiques artificiels qui surgissent ponctuellement pour enfoncer un peu plus loin le personnage dans son isolement — et pourtant, la mise en scène suffit amplement à le faire ressentir. De même, les dialogues se font parfois maladroits dans leur désir d’expliquer (le who is you, man ?, répété au point d’en devenir agaçant) — et pourtant, encore une fois, cela ne suffit pas à infirmer la complexité avec laquelle Jenkins traite l’identité de son protagoniste. Little — Chiron — Black : loin d’une progression comme pourrait le suggérer la structure du film, il s’agit avant tout d’une identité multiple, trois acteurs pour interpréter le même homme, trois surnoms qui s’empilent, bien qu’ils soient parfois contradictoires, des surnoms, en outre, aux significations fluctuantes.
 
Black, par exemple, le titre du troisième chapitre, présentant Chiron devenu adulte (sous les traits de Trevante Rhodes), peut être lu d’au moins deux manières : Chiron est devenu Black, il a emprunté cette identité afro-américaine stéréotypée notée plus haut, par nécessité, par désir de se protéger du monde. Le cliché du Black qu’il devient lui sert de carapace, mais en même temps, son véritable défi est de découvrir en lui ce Black qu’il est aux yeux de Kevin, son amant d’une nuit, qui lui a autrefois donné ce surnom. Mais Kevin a aussi été le premier à lui apprendre à performer une certaine idée de la masculinité : « You gotta show you’re not soft », dit-il à Chiron, enfant, pour l’aider à se faire accepter par une bande de garçons. Pour être Black, il ne faut pas être soft aux yeux de ces hommes en devenir, mais être Black, c’est aussi accepter cette douceur que Kevin, plus tard, verra en Chiron : il y a plusieurs manières d’être Black (ou Little, ou Chiron), ce qui, dans Moonlight, se traduit entre autres par un problème d’éclairage.



par Julie Delporte


À la lumière de la lune, les garçons Noirs paraissent bleus, dit Juan à Chiron, rapportant des paroles qu’une vieille dame lui a adressées autrefois : l’anecdote pourrait être lue comme une mise en garde sur les apparences (il ne faut pas laisser les autres te définir par le bleu si en fait tu es noir, dit en gros Juan), mais il serait plus juste d’y voir une illustration de la multiplicité constitutive de toute identité. C’est tout le problème que se pose la mise en scène : comment constituer un personnage unique à partir de trois corps distincts ? Ou comment éclairer la star pour en respecter sa multiplicité, pour qu’elle paraisse telle qu’elle peut être, à la fois bleue et noire ? Jenkins cherche ainsi à créer l’unité dans la multiplicité en centrant sa mise en scène sur les sensations (les doigts qui s’agrippent en vain dans le sable fuyant, le doux roulis des vagues, le choc froid d’un visage enfoui dans la glace, la lumière dorée de Los Angeles, etc.), une manière de traduire des émotions par des sensations tactiles, de rendre sensible la vie intérieure de Chiron, celle qu’il n’ose dévoiler à personne — une solitude que la mise en scène abat en nous faisant des témoins privilégiés de celle-ci, toute la beauté du film, son côté soft justement, tenant à ce geste fondamental de solidarité par le cinéma.
 
Enfin, cette démarche ne serait rien sans les trois acteurs constituant le cœur du film, trois acteurs qui donnent parfois l’impression d’être un seul, qui aurait été filmé sur plusieurs âges, à la Boyhood, mais qui serait plutôt trois variations sur un même personnage. Une idée toute simple, maintes fois vue auparavant (ce n’est pas la première fois que des acteurs d’âges divers jouent un même personnage à plusieurs étapes de sa vie), que Jenkins réinvente en demandant à ses acteurs d’imiter chez l’un et chez l’autre une série de gestes et de postures, tout en rajoutant à chaque fois de nouveaux comportements appris, pour ainsi soulever la question de la performance : il faut jouer sa masculinité, son identité raciale, mais au-delà de ces rôles imposés par une culture, une société, il faut aussi jouer son propre rôle, qui est toujours, aussi, un peu celui d’un autre. La force du dernier tiers de Moonlight tient à ce jeu, où le temps d’une nuit, et d’une conversation des plus émouvantes, Chiron délaisse sa carapace de Black pour mieux devenir Black, l’acteur Trevante Rhodes se réappropriant peu à peu tous les gestes d’Alex Hibbert et Ashton Sanders qui ont joué Little/Chiron avant lui, en réinterprétant ce qui semblait être des hésitations pour en faire des gestes d’affirmation de soi. Émotion trop rare, nous avons alors le sentiment d’assister à la naissance d’une star, car peu importe les détours parfois faciles du scénario, l’individu qui se forme à nos yeux ne peut être réduit ni à la couleur de sa peau, ni à son homosexualité, ni à la difficile conciliation de ces deux aspects, ni à l’addition de trois surnoms, trois rôles ; le Chiron qui clôt le film a la densité de la vie elle-même.
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Critique publiée le 20 janvier 2017.