WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Stepford Wives, The (1975)
Bryan Forbes

Les gynoïdes de pellicule

Par Olivier Thibodeau
Malgré sa surface mate et ennuyeuse, The Stepford Wives possède un pouvoir de réfraction inégalé. Non seulement repose-t-il sur un laborieux récit de dédoublement, catalyseur de l'angoisse identitaire d'un spectateur dépassé par les technologies cybernétiques, mais il s'impose aussi comme un grand miroir tourné vers ses producteurs, dont le machisme exacerbé se reflète paradoxalement dans celui des antagonistes qu'ils dénoncent. Produit de l'exploitation d'un archétype féministe risible empêtré dans une fable d'anticipation surannée, le film parvient en effet à robotiser ses héroïnes tout aussi efficacement que les méchants diégétiques, si bien que sa belle morale s'évapore bientôt dans un grand nuage de complaisance. Vaste théâtre de la contradiction bourgeoise, la banlieue s'impose alors comme un terreau idéal pour une œuvre mensongère, sise à mi-chemin entre l'humanisme consensuel de la science-fiction, et les visées utilitaristes d'un régime patriarcal opérant des deux côtés de la caméra.
 
Le jeu de miroirs qui caractérise l’œuvre s'amorce dès le premier plan, alors que le visage de la protagoniste nous apparaît comme un reflet dans la glace de sa salle de bain. Jetant un dernier coup d’œil dans sa pharmacie avant le départ de sa famille pour la campagne, très longtemps avant sa métamorphose forcée en ménagère mécanique, Joanna Eberhart (Katharine Ross) n'est déjà qu'une simple image. Féministe peu convaincue (et peu convaincante), diplômée sans emploi de l'Université de New York, elle est prisonnière a priori de l'univers domestique et du regard masculin, incarné ici par l'objectif d'une caméra perverse qui la filme subrepticement de l'extérieur de la pièce. Le plan suivant nous montre la jeune femme assise à la fenêtre d'un appartement vide, épiée par la même caméra qui zoome maintenant sur son corps menu afin de mieux l'encager au sein d'un cadre rétrécissant traversé de mille chambranles. La geôle est ainsi construite, si bien que l'univers banlieusard, icône immuable du conformisme nord-américain, s'érige en simple préau, perdant du coup une grande partie de son pouvoir iconographique.
 
Au même titre que la distinction entre les hommes retors du récit et les hommes bien-pensants derrière la caméra, la distinction entre la ville et la banlieue s'avère ici complètement factice. Non seulement constate-t-on que la Joanna new-yorkaise est déjà apprivoisée, reniant ses aspirations professionnelles afin de suivre son mari dans les affres du Connecticut, mais on constate avec plus d'effroi encore que même l'intelligentsia métropolitaine lui préfère un regard de femme au foyer. En effet, la protagoniste subira vite un revers dans son humble quête pour devenir une « potentielle photographe semi-professionnelle » lorsque le propriétaire d'une galerie new-yorkaise refusera d'exposer ses clichés. Ce n'est que plus tard dans le récit qu'elle parviendra enfin à l'impressionner, retournant l’œil de sa caméra vers l'univers familial, et lui offrant des photos de ses enfants jouant dans la cour arrière. Encore une fois, le regard féminin n'est ainsi validé que dans les limites obtuses de la domesticité, et il semble bien que la transformation annoncée de l'héroïne en automate ménager ne soit que l'étape ultime d'un processus concerté par tous les actants diégétiques et extra-diégétiques de la production.
 
La différence fondamentale entre l'univers urbain et l'univers banlieusard réside ultimement dans le secret, pierre d'assise d'un pouvoir insidieux qui s'exerce à huis clos par les avocats, les policiers, les médecins et les hommes d'affaires de Stepford, leaders auto-proclamés d'une androcratie intouchable. Lors d'une scène précoce du film, on peut voir un jeune homme trimbalant une poupée gonflable le long des trottoirs new-yorkais, ébahissant Joanna et ses enfants par son attitude désinvolte. Préfigurant ainsi le rôle de la protagoniste, laquelle est également destinée à devenir une catin aux mains d'un mari égoïste, cet énergumène assume pourtant pleinement son vice. En cela, il se distingue avantageusement des membres du club social de Stepford, dont les habits proprets et les demeures luxueuses visent à cacher les bas instincts, rêves de domination et autres appétits sexuels incontrôlables dignes de la faune des bas-quartiers. Il se distingue également par sa singularité, nous apparaissant comme un pitre solitaire tandis que ses homologues banlieusards opèrent sous le couvert d'une association tentaculaire. Pour la énième fois, la banlieue cinématographique reprend ainsi son rôle de façade, paravent chatoyant déployé pour mieux tapir les sombres desseins de ses respectables habitants.
 
Par un jeu d'équivalence douteux, la banlieue parvient en outre à incarner ici l'esprit conquérant des pionniers américains. Ayant jadis apprivoisé la nature vierge et ses humbles habitants grâce à des technologies irrésistibles, l'ayant clôturée, défrichée et stérilisée afin de mieux la coloniser, ceux-ci trouvent leur itération contemporaine dans les hommes de Stepford, dont c'est la femme qui sert aujourd'hui de victime. Tel que prescrit par l'iconographie populaire, le film crée en effet une équation flagrante entre féminité et nature, montrant Joanna presque exclusivement en extérieur (parmi les herbes hautes ou sous la pluie battante) et son mari presque exclusivement en intérieur (affairé à son bureau ou buvant au salon). Il incombe alors aux tenants du pouvoir scientifique (Dale Coba, Claude le linguiste et tous les ingénieurs œuvrant dans les compagnies de haute technologie à l'orée de la ville) de domestiquer les nouveaux sauvages que représentent Joanna, Bobbie Markowe et Charmaine, filles des luttes féministes soixante-huitardes. Pour ce faire, ils devront les fragmenter et les reconstruire, capturant tour à tour leur image et leur voix comme autant de pièces détachées destinées à l'usinage d'une féminité digne de leur technocratie perverse.
 
Là où le bât blesse, et où le film perd toute sa légitimité, c'est dans la fragmentation analogue effectuée par l'appareil cinématographique. Épiée par la caméra, scindée par le cadre, la protagoniste se retrouve également victime d'un scénario complaisant qui réduit sa personne à une série de déclarations d'usage, simples signifiants d'une conception populiste du féminisme. Joanna boit de l'alcool, et elle n'aime pas faire le ménage, elle s'énerve contre les décisions unilatérales de son conjoint, et elle discute avec d'autres femmes de ses problèmes maritaux, donc elle est féministe. Voici l'embarrassante équation que le film nous propose pour mieux cacher la triste vérité, soit l'exaspérante comparaison narrative entre égalitarisme et rouspétage et la docilité réelle de l'héroïne qui, bien avant de devenir une gynoïde de synthèse, aura toujours été une gynoïde de pellicule.
4
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 25 avril 2016.
 
liens internes

Panorama-cinéma Volume 3. Numéro 1.

DISPONIBLE À LA