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Embrace of the Serpent (2015)
Ciro Guerra

L’Amazonie transcendantale

Par Claire-Amélie Martinant
Avec une aura quasi surnaturelle, Ciro Guerra, parvient à restituer cet autre monde qui fut jadis un havre de savoir et de communion parfaite entre l’homme et la nature et lève son chapeau aux tribus et à la culture autochtone transcendantale. La caméra tel un serpent qui se faufile, glisse sur l’eau et nous porte sur les traces de la vie de Karamakate, sublime « guerrier payé », guide spirituel et gardien des traditions ancestrales possédant le savoir des plantes et de la vie, reclus dans les profondeurs de la jungle ; il porte à juste titre le nom de « the world mover ».
 
Véritable chant métaphysique de l’Amazonie, Embrace of the Serpent (El Abrazo de la Serpiente) navigue à travers les tribulations de Theodor Koch-Grünberg et Richard Evans Schultes, explorateurs du début du 20e siècle qui se sont aventurés au cœur des méandres de l’Amazone à la recherche de réponses.
 
Theodor Koch-Grünberg (1872-1924), ethnologue allemand qui a dédié sa vie aux peuples Pemon du Vénézuéla et aux indigènes en Amazonie, échoue malade et fatigué, avec son compagnon de fortune Manduca, aux pieds de Karamakate, le dernier chaman capable de le soigner par l’intermédiaire de la Yakruna, lierre hallucinogène épiphyte de l’arbre à caoutchouc dont seul le peuple Cohiuano connaît le secret. Theodor, affirmant avoir fréquenté ce peuple quelques années auparavant, redonne espoir à Karamakate de retrouver les siens qu’il pensait tous exterminés dans la course folle et meurtrière de l’exploitation du caoutchouc. Ce voyage initiatique sera marqué sous le sceau de la nature : « The jungle is fragile, if you attack her, she strikes back. The only way she will allow us to travel is if we respect her. We must not eat fish or meat until the rains begin and we ask for permission to the owners of Animals. We can’t cut any tree from its root. If a woman is found, no intercourse until the change of moon. »
 
La philosophie du respect, l’apprentissage de la connaissance du milieu environnemental par la transmission orale, la grande importance octroyée aux rêves, à l’imagination et aux esprits existants dans la nature, sont autant de croyances communes aux tribus amazoniennes qui accordent une place toute spéciale à la mythologie dont le titre du film est issu. Les hommes seraient arrivés sur terre par le biais de serpents mythiques venant de la Voie lactée et conduits par des êtres-animaux qui leur auraient enseigné la vie en communion avec la nature. Ils auraient laissé des offrandes sous la forme de plantes, permettant aux hommes de communiquer par leur intermédiaire et d’avoir accès au savoir initial du monde. Ces êtres animaux finirent par regagner l’infini et les serpents se métamorphosèrent en cours d’eau.
 
Baignant dans un état de contemplation méditative, notre œil est titillé par l’arrivée d’un autre explorateur, Richard Evans Schultes (1915-2001) biologiste américain, père de l’ethnobotanisme (études des relations entre les peuples et les plantes), aux allures étrangement similaires à son prédécesseur, interrompant ainsi la ligne de temps chronologique supplée par un temps en dehors du temps élevé en spirale (faisant écho aux films d’Apichatpong Weerasethakul). Le temps revêt une dimension tout autre, s’éloignant du principe de linéarité des événements se conjuguant pour former l’Histoire et se transforme en une série d’événements qui ont lieu simultanément dans plusieurs univers parallèles. Ainsi plusieurs personnes vivant la même expérience à travers plusieurs vies sont considérées comme étant une personne unique renaissant à chaque fois sous des traits quelque peu différents. Cette résurgence donne naissance au mythe auquel les Amérindiens accordent une importance toute particulière et s’apparente au principe des vases communiquant de la mécanique des fluides (le liquide contenu dans chacun des récipients reliés entre eux s’équilibre indépendamment de leur volume ou forme) où le passé, le présent et le futur se confondent et convergent comme les confluents d’une rivière. Le temps se disperse telle la vapeur d’eau qui s’échappe de l’Amazone et s’évapore, intouchable, indomptable et transitoire.
 
Jouant avec notre réceptivité à la lumière à travers une photographie en noir et blanc afin de susciter notre imaginaire à prendre conscience de toute la magnificence du spectacle de la jungle qui a notamment conduit Theodor « à la folie la plus totale et inexorable », Ciro Guerra nous montre sa face cachée, les visages des autochtones bafoués, réduits à l’esclavage puis sauvageusement tués par l’exploitation outrancière du caoutchouc devenu pour un temps le pétrole de l’Amérique du Sud. Sous le regard des protagonistes, nous découvrons avec effroi les conséquences désastreuses de la colonisation, rouleau compresseur, visant la destruction de l’âme humaine et reproduisant de façon exponentielle des « chullachaqui », des répliques creuses d’êtres humains qui errent dans la jungle, toujours à l’affût d’une proie à berner.
 
Au-delà des clichés de l’homme blanc orgueilleux et incapable de se déposséder de ses objets à valeur sentimentale, nous ne pouvons que reconnaître la puissance et la sagesse d’une connaissance basée sur le respect de l’harmonie et la compréhension, comme étant une valeur fondamentale. Celle-là même que les Blancs ont voulu éradiquer par l’holocauste et encourager par le président colombien de l’époque : « In recognition of the courage of the colombian rubber pioneers who brought civilization to the land of cannibal savages and showed them the path of god and his holy church. Rafael Reyes, President of Colombia, August 1907.» Lui-même ignorait la connaissance amassée par son propre peuple tout comme la plupart des Colombiens qui ne se doutaient pas que la vie et la sagesse coexistaient dans un mode de vie simple en connexion avec la nature. Plus qu’un témoignage de ce temps révolu, Embrace of the Serpent est une ode à la vie et à sa compréhension au travers du rêve, de l’imagination et des croyances spirituelles.
 
Ayumpari !

P.-S. Salutation en cohiuano dont la traduction littérale signifie « cadeau ».
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Critique publiée le 13 avril 2016.