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Un paradis pour tous (2016)
Robert Morin

Images financières (peu financées)

Par Mathieu Li-Goyette
Un paradis pour tous est une tragédie. Comme la tragédie grecque, elle carbure à la violence outrancière, ici dirigée contre les pouvoirs des gouvernants et le cloaque hypocrite qui a permis aux paradis fiscaux d’exister en dehors de tout système collectif. Le parallélisme entre la tragédie intime et la tragédie mondiale dont fait état Robert Morin est sans pitié et vise moins à faire découvrir au spectateur les démons incestueux de son personnage qu’à renforcer l’inceste économique et social qui sous-tend le système qu’il décrit. Car en calquant la progression de son personnage sur celle des héros châtiés de la tragédie grecque, Morin jouit doublement de la théâtralité de son dispositif fait de peu de moyens.

C’est-à-dire que malgré les ressemblances avec Papa à la chasse aux lagopèdes (où François Papineau en escroc professionnel réalisait une vidéo de sa fuite du pays à l’attention de ses filles), Un paradis pour tous fonctionne moins sur un registre cinématographique (disons celui de la vidéo intimiste, qu’on associe naturellement à Morin) que sur celui de la farce grasse, du vaudeville, voire du théâtre d’été et qu’à la limite il s’agit d’un hybride malin entre les moyens ringards de la vidéo numérique (effets spéciaux volontairement ridicules en prime) et un spectacle de déguisements glanés au marché aux puces de Saint-Eustache.

Ici, Buster (un trentième de tous les Stéphane Crête du film), ancien agent du fisc, décide de quitter sa vie professionnelle et rangée pour produire un guide d’évasion fiscale à destination des bons épargnants qui voudraient, à l’image des amateurs des plages des Îles Caïman, se prêter à cette fraude qui n’en est une qu’à partir du moment où l’on vous attrape et qu’à partir de l’instant où les différentes législations qui concernent vos avoirs, votre personne et votre compagnie s’alignent un peu miraculeusement.

Buster structure donc sagement sa vidéo, celle-là même que le spectateur visionne 1 h 20 minutes durant. Il y joue tous les rôles, rejouant ses conversations, explicitant la pauvreté des moyens en nous confiant qu’il tourne dans une chambre d’hôtel et qu’il ne faudrait pas y voir autre chose qu’un décor. Tous ces petits trentièmes de Stéphane Crête se répondent assez adroitement, accoutrés dans le costume d’un juif avare, d’un banquier saoul ou d’une mère barbadienne. Des trois actes de la tragédie, nous voici aux trois types de fonds que l’évasion fiscale vous permet de « protéger », soit les RÉER (1), les placements (2) et l’argent comptant (3). Voyage à Calgary, en Suisse, à la Barbade, tout le périple de Buster (comme Keaton, fait bien de remarquer le banquier suisse) repose sur sa volonté de placer l’argent qu’il vient d’obtenir de la vente de sa maison dans des fonds qui lui permettront de faire fructifier ses avoirs sans payer d’impôts sur les profits de ses placements.

Dans cette lutte du dixième de pour cent, on comprend vite que l’ironie d’Un paradis pour tous débute dès son titre, puisque qu’il n’y a pas, comme le veut la Bible, de paradis pour tous, qu’il n’y a en fait de paradis que pour les millionnaires et que le système que cartographie Buster à travers son périple n’est profitable qu’à partir du moment où 1,5 % d’intérêt se traduit en millions, pas en dizaines de dollars. La leçon de cette histoire de milliers de milliards détournés est ravageuse, certes probablement évidente pour ceux qui ont observé de plus près la question, mais l’amertume de Robert Morin, la colère de Robert Morin est si bien canalisée par la folie du jeu de Stéphane Crête qu’en dépit des quelques bonnes idées didactiques (comme cette mappemonde dégoulinante qu’ils esquissent à la crème à raser), c’est toujours l’affront et le poing en l’air qui en viennent à prendre le pas sur le fond du discours (ce qui n’empêche pas le discours, dans ce qu’il avance de factuel et d’informatif, d’être précis et renseigné, notamment dans un travail de recherche mené au plus près des écrits d’Alain Deneault).

Car il ne faut pas se leurrer, Un paradis pour tous est allergique au bon goût. Sa mise en scène se complaît frivolement dans la caricature pour aller gratter le fond de médiocrité sédimenté du politiquement correct avec peu de convictions sinon celle de la provocation pure. Or ces blackfaces grinçants, ces stéréotypes profondément racistes sont autant de mauvais goût que les effets clinquants qui permettent à Crête d’être multiplié par quatre à l’écran dans une orgie arrosée de champagne. Approche amorale pour un sujet amoral (puisque les paradis fiscaux existent bel et bien en dehors de toute morale, les nombreux banquiers du film le répètent aussi), elle en laissera pantois plus d’un, au moins autant que les tendances pédophiles du coopérant qu’incarnait Morin dans son Journal d’un coopérant.

C’est pourquoi il ne faudrait pas perdre de vue cette fonction tragique inscrite dans les marges retorses du film, pourquoi il faut revenir sur la tragédie pour voir dans le projet fou de Morin autre chose qu’un exercice numérique sciemment grotesque. En poussant la schizophrénie de Buster à son paroxysme, il la fond dans l’inceste, non seulement celui avec sa mère, qu’il avoue à la caméra à la toute fin, mais aussi cet inceste avec lui-même, couplé à ses propres lubies, ses propres fantasmes qu’il génère et consomme seul, avec une caméra et un logiciel de montage, pris dans une mise en scène de soi qui s’enfonce dans le pathétique, comme un grand cri de sens en quête d’écho ; peut-être que la différence de principe et de pulsion entre la démarche d'un Papa à la chasse aux lagopèdes et Un paradis pour tous est que le second a été réalisé à l’ère des réseaux sociaux et des égoportraits.

Ainsi, quand il a cette belle phrase, à mon sens celle sur laquelle le film repose, « Perdre ses illusions, c’est une chose. Pouvoir en trouver des nouvelles, c’est autre chose », c’est toute la tragédie de l’autoreprésentation contemporaine qui revient au galop, avec ses grandes libertés d’un temps premier (de capture du réel, de diffusion, de partage) qui annoncent ses terribles augures du temps second (surabondance d’images et d’informations, dématérialisation de la culture et des rapports humains). Dans un monde de faux semblants, jusqu’où peut-on penser se (re)connaître à travers les représentations de soi que l’on produit ? Comment penser que le soi que l’on produit de soi (l’égoportrait) est autre chose qu’un cliché dont la tragédie serait d’être constamment en lutte contre sa représentation « mère », autrement dit contre son original vivant (disons la face cachée de la « duckface ») ? Tuer le vrai pour laisser vivre le faux à coup de Snapchat, le rapport schizoïde que mettent en scène Morin et Crête explique au fond que les paradis fiscaux sont à l’image de notre époque : des mirages financiers, presque des images financières, sur lesquelles fructifient abstraitement des capitaux qui n’ont absolument rien à voir avec des avoirs et des valeurs réelles, mais qui, polarisation des fortunes (et des images) oblige, n’en finissent plus d’assassiner le réel et, trop tragiquement, cette majorité qui y vit.
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Critique publiée le 5 avril 2016.