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Arabian Nights: Volume 1 - The Restless One (2015)
Miguel Gomes

Il était une fois l'austérité

Par Sylvain Lavallée
Un homme seul, assis face à nous, s’adresse à un interlocuteur hors champ que l’on s’imagine se tenir juste à côté de la caméra, écoutant attentivement le témoignage de cet homme à l’écran : il raconte comment il a tout perdu, son entreprise, ses dernières épargnes, comment il réussit maintenant à survivre sans le sou. Un plan long, conservant dans son intégrité la parole de cet homme, une mise en scène aussi simple qu’éloquente, un zoom lent qui resserre l’espace peu à peu autour de notre survivant, à mesure qu’il raconte comment ses finances s’évanouissent ; un plan, donc, qui pourrait être tiré d’un documentaire sur la réalité économique du Portugal, sur les conséquences malheureuses des coupures récentes d’un gouvernement qui se déclare en période d’austérité (drôle de sentiment de déjà-vu…).
 
Mais ce plan fait plutôt partie du premier volume d’Arabian Nights, de Miguel Gomes, et en fait ce confident ne s’adresse pas tout à fait au réalisateur d’un documentaire, mais à un personnage de fiction, Luis, un homme qui organise une nage rituelle dans la mer froide du Premier de l’an pour réchauffer l’âme des hommes sans emploi, son récit à lui nous parvenant depuis ses propres pulsions cardiaques, lues par une machine dans un hôpital situé dans le ventre d’une baleine, le tout nous étant conté par une narratrice, Schéhérazade, qui elle-même ne semble être qu’une invention du réalisateur, Gomes, enseveli dans le sable et essayant de sauver sa peau en racontant cette enfilade de récits. Notre témoignage s’inscrit donc dans une narration en partie fictive (Luis est interprété par Adriano Luz, un acteur professionnel), en partie véridique (l’homme qui témoigne, lui, raconte sa propre histoire), un contexte qui nous invite à penser, au-delà de ce que nous dit cet homme sur sa pauvreté, le fait même de témoigner, l’acte de (se) raconter.
 
Ce thème, Gomes l’emprunte aux Mille et une nuits, Arabian Nights étant et n’étant pas tout à la fois une adaptation de ce roman. Il en est une, car Gomes a emprunté au livre sa narratrice, sa structure et aussi (surtout) cette idée du récit comme mode de survie : si le Portugal se meurt, pour le maintenir en vie, il faut le raconter, comme Schéhérazade qui raconte chaque nuit et laisse en suspens chaque matin pour garder son mari en haleine et ainsi s’éviter la mort qu’il réserve autrement à toutes ses femmes. Ou comme ce coq, dans le deuxième récit du film, qui veut convaincre un juge de ne pas lui couper la tête en lui racontant la tragédie qu’il prévoit et qu’il tente d’enseigner aux hommes par ses cocoricos nocturnes ; ou comme ces témoignages des trois magnifiques (notre homme est l’un de ceux-là), des sans emploi qui se confient parce que c’est tout ce qui leur reste à partager. Mais en même temps, le film n’est pas une adaptation (le générique d’ouverture prend d’ailleurs la peine de nous en aviser) car la douzaine de récits que Gomes met en scène dans les trois volumes d’Arabian Nights sont récoltés à même l’actualité portugaise. En effet, c’est sans scénario que le cinéaste s’est lancé dans son projet : il a épluché les journaux pendant un an, avec trois journalistes, pour y dénicher des histoires propices à être transposées à l’écran, tournant au fur et à mesure de leurs trouvailles, parfois en empruntant une forme documentaire, parfois en rejouant les événements pour la caméra, souvent dans les lieux mêmes où se déroulèrent ces faits divers.
 
Le premier volume de la trilogie, The Restless One, s’emploie d’abord à réfléchir cette méthode : le film s’ouvre en mode documentaire, avec la fermeture d’un port entrainant la perte de 600 emplois, mais rapidement un deuxième sujet s’interpole au premier, un exterminateur de guêpes faisant face à une épidémie qu’il combat par le feu, puis une troisième narration, fictive celle-là, Gomes fuyant le tournage de son propre film. Il tient alors la narration en voix off (il la cédera après ce prologue à Shéhérazade) et admet qu’il ne voit pas de lien entre le port et l’exterminateur, mais il suppose qu’il doit bien en avoir un. Alors il le cherche, quitte à l’inventer, par un montage poétique, en fondant et superposant sans logique apparente les images et les voix des deux trames, un collage impressionniste créant une atmosphère de désolation qui correspond sans doute à l’état contemporain du Portugal, appauvri par la période d’austérité que le pays traverse. L’économie a mis le monde à chaos, Gomes essaie donc de démêler les fils : il veut à la fois faire un documentaire sur ce port, sur cet exterminateur et une fiction extravagante, baroque, basée sur les Mille et une nuit, mais il ne sait comment s’y prendre sans trahir le réel en l’adoucissant par le merveilleux. Incapable de choisir, de faire face à cette désolation, à sa responsabilité de cinéaste face à celle-ci, Gomes fuit.
 
Or, fuir, c’est justement ce qu’il craint de faire avec son film : sa fiction ne doit pas fuir le réel mais nous y ramener. Alors Gomes se retrouve subitement enfoncé dans le sable jusqu’au cou (on ne sait trop comment ni pourquoi), attaqué ainsi que son équipe par des ennemis inconnus, et ce n’est qu’à ce moment qu’Arabian Nights pourra enfin démarrer (le générique apparaît alors, après une vingtaine de minutes), quand Gomes cesse de courir, quand, donc, il se retrouve aussi paralysé, désespéré, que Schéhérazade et les personnages des récits qui suivent : obligé de faire face à la situation, comme eux Gomes ne peut dorénavant compter que sur sa parole, ou plutôt sur ses images. Grâce à celles-ci, grâce au récit, il pourra mettre de l’ordre, relier, tisser ces liens qui ne sont pas évidents au premier abord, afin de mieux voir à travers le chaos.
 
L’œuvre est donc d’autant plus réussie que chaque récit semble plus ou moins indépendant des autres (certains s’interpolent), autosuffisants : c’est de leur union forcée que ressortira le plus juste portrait de la situation. Alors en plus du coq et de la nage susmentionnés, des récits plus préoccupés par les paysans et le prolétariat, il faut aussi une histoire (la plus ouvertement politique) sur les dirigeants du Portugal, qui se feront offrir par un magicien africain une médecine procurant une érection éternelle, une puissance sexuelle qui deviendra vite épuisante. Le gag est facile, mais le film a besoin de représenter aussi les hommes au pouvoir, et il ne peut le faire qu’en les ridiculisant, qu’en transformant la hargne et la rage en humour populiste, ce qui par ailleurs respecte bien l’esprit des Mille et une nuit.
 
Ainsi, Arabian Nights se doit d’être long, hétéroclite, et de même son intérêt inégal n’est pas tant un défaut mais un gage de réussite, cet aspect bancal, précaire, étant une conséquence nécessaire à l’ambition du film (pour lui rendre honneur, il fallait donc, autre nécessité, le couvrir en trois temps par trois rédacteurs) : ce que peut nous dire tel ou tel récit importe moins que la construction de l’ensemble, il faut passer à travers tous ces lieux, ces classes sociales, ces modes de récit pour donner une idée de l’ampleur des enjeux, quitte à se perdre un peu en chemin. Ou plutôt : il faut se perdre si l’on veut tracer un nouveau chemin, il faut reproduire le chaos pour lui donner une forme sensible permettant de l’appréhender. Sinon, c’est la fuite, c’est l’illusion qui cache le chaos plutôt que le récit qui nous en dessine les contours. Alors Gomes opte pour le désordre, la démesure, l’arbitraire, le collage, il tourne dans l’urgence en se laissant guider par son instinct plutôt que de suivre un scénario préétabli, et c’est ainsi qu’il pourra enfin appréhender la réalité du Portugal avec justesse et lucidité, en nous racontant comment il était une fois l’austérité.
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Critique publiée le 19 décembre 2015.