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Trois souvenirs de ma jeunesse (2015)
Arnaud Desplechin

À la recherche du Paul-qui-fut-dix-ans-avec-Esther

Par Sylvain Lavallée
Il s’appelle Paul Dédalus – Dédalus, comme le Stephen de James Joyce, un des protagonistes d’Ulysse et l’artiste en question dans le Portrait de l’artiste en jeune homme. Déjà, la référence est vertigineuse : Dedalus, chez Joyce, renvoie à Dédale, cet architecte et sculpteur de génie qui se fait enfermer dans le labyrinthe, sa propre création; Stephen Dedalus, bien sûr, est un alter ego de Joyce; et Paul Dédalus, bien sûr, est un alter ego d’Arnaud Desplechin, qui prend les traits de Mathieu Amalric (qui jouait déjà le même Paul dans Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle), le personnage apparaissant aussi en adolescent sous les traits d’Émile Berling dans Un conte de Noël).  Bref, Desplechin est Amalric est Dédalus est Dedalus (qui est Joyce) est Dédale…
 
À l’évidence, dira-t-on, Desplechin peint à travers Dédalus son propre portrait de l’artiste en jeune homme. Sans doute, mais il faut aussi être attentif aux écarts : Paul, d’abord, n’est pas un artiste, et dans la première scène, après plusieurs années à l’étranger, Paul annonce qu’il retourne en France, comme Ulysse après ses voyages, alors que Dedalus, dans le Ulysse de Joyce, représentait plutôt Télémaque, celui qui reste avec sa mère pour la défendre (Paul, lui, n’aimait pas sa mère, morte quand il était enfant). Paul n’est donc ni tout à fait Dedalus (celui de Joyce), ni tout à fait Ulysse, ni tout à fait Desplechin (qui lui est bien artiste), ni même le Paul qu’il était dans les films précédents (il étudiait la philosophie dans Comment je me suis disputé..., mais Trois souvenirs de ma jeunesse le montre à peu près au même âge en anthropologie); au fond, il est Paul, qui est un peu tout cela et d’autres choses encore. Paul est lui-même, c’est-à-dire que ce jeu référentiel ne le réduit pas à l’écrivain irlandais, Joyce sert avant tout à nous faire voir ces décalages, ces identités multiples qui s’emboîtent les unes aux autres, ce dédale identitaire qui constitue Paul.
 
À ce labyrinthe correspond aussi la structure du film en trois souvenirs, trois chapitres ou trois films aux tons distincts : un premier, court, cauchemardesque, pas très réussi, Paul enfant fuit sa mère; un second, à peine plus long, en mode espionnage, au mystère envoûtant, Paul au lycée fait un voyage à Moscou pour donner son passeport à un jeune Juif qui veut fuir l’URSS; un troisième, romanesque, épistolaire, déchirant, sa rencontre et son amour adolescent avec Esther, celle de Comment je me suis disputé… (et peut-être aussi d’Esther Kahn). Ce dernier souvenir constituant les deux tiers du film, il faut bien se demander pourquoi il fallait d’abord passer par les deux autres pour en arriver à celui-là : la réponse se trouve en 1996, dans Comment je me suis disputé…, au moment de la rupture définitive entre Paul et Esther (alors Emmanuelle Devos), quand Paul lui disait « Tu es ma patrie » et qu’elle lui disait « Sans moi, tu commences à mourir ». Et en effet, dans le deuxième chapitre de Trois souvenirs de ma jeunesse,Paul, sans elle depuis vingt ans, apprend qu’il est mort. Enfin, en vérité, celui qui est mort, c’est l’autre, son double russe, mais en lisant un avis de décès portant son propre nom la prophétie d’Esther semble accomplie : le Paul qu’il était en 1996 est bien mort, il n’est plus le même Paul.
 
Il fallait donc dans un premier chapitre tuer la mère, associée probablement à cette France pour qui Paul dit n’éprouver aucune nostalgie, et ensuite tuer le Paul qu’il était pour devenir celui que le narrateur à la fin de Comment je me suis disputé… nommait le Paul-qui-fut-dix-ans-avec-Esther, le Paul d’après la rupture, habité tout entier par le souvenir d’Esther. En retournant en France, Paul ne revient donc pas vers ses origines, mais vers Esther, sa vraie patrie, qui n’existe dorénavant qu’en souvenir puisqu’il avait fallu la quitter pour l’aimer, cette Esther qui fait de lui qui il est, bien plus que son propre nom qui pourrait bien appartenir à quelqu’un d’autre. Chez Desplechin, c’est toujours par la perte que l’on se définit, par la mort d’un être cher qui nous habite, un apprentissage de l’altérité qui ne peut se faire sans violence puisqu’il faut s’arracher à l’autre pour être soi, comme dans Comment je me suis disputé… : parce qu’Esther l’avait changé Paul savait qu’il n’était pas seul au monde, c’est en perdant Esther qu’il pouvait voir ce changement, devenir qui il est, ce qui prouvait l’existence d’Esther hors de lui (sinon elle n’aurait pas pu le changer, il serait identique à lui-même ; or, il y a plusieurs Paul).
 
Ainsi, comme son titre, déjà, nous en donne l’indice, Trois souvenirs de ma jeunesse n’a rien d’un prequel : il s’agit d’un souvenir, donc d’un passé vu depuis la perspective du présent, quelque chose comme un prequel vu depuis la distance d’un sequel. Mais ce n’est pas tout à fait un souvenir non plus, du moins pas le genre de souvenir que l’on voit généralement au cinéma, présentant des événements précis, Desplechin voulant au contraire représenter l’amour entre Paul et Esther. C’est le souvenir d’une émotion, d’un amour idéal, celui qui a fini par briser leurs vies parce qu’il ne pouvait s’accorder avec le réel : leur amour étant plus grand que tout, plus grand que la vie elle-même, ils ne pouvaient le vivre en commun sans être malheureux.
 
Paul se souvient donc de Nos Arcadies, le sous-titre du film, qui fait référence à l’adolescence, moins pour ce qu’elle était vraiment que pour ce qu’elle promettait : « Il n’y a rien de plus parfumé, de plus pétillant, de plus enivrant que l’infini des possibles » disait Kierkegaard, cité par Paul dans Comment je me suis disputé…Or, nos Arcadies, l’adolescence rêvée de Paul, c’est précisément cet infini des possibles, cette lumière dorée qui baigne tout le troisième chapitre, ces gros plans sur ses adolescents rayonnants, c’est l’interprétation, pétillante oui, de Quentin Dolmaire et Lou Roy-Lecollinet, qui réussissent à naviguer cette fine ligne consistant à imiter les tics et gestuelles de leurs réciproques adultes tout en restant eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils sont suffisamment comme Amalric et Devos pour établir la continuité, mais suffisamment différents pour nous faire sentir qu’il ne s’agit pas tout à fait du même Paul ni de la même Esther… Mais l’Arcadie n’est qu’un mythe qui en réalité ne saurait être vécu, d’où le paradoxe cultivé par Desplechin : si Paul et Esther souffrent autant, ce n’est pas parce que l’amour s’éteint, mais au contraire parce qu’il perdure. Leur amour étant infini, éternel, parfait, il est en quelque sorte nécessaire et donc tout le contraire du possible. Tant qu’ils restent ensembles ils sont écrasés, paralysés littéralement par cet amour que leurs corps ne peuvent contenir, asphyxiés par le manque de possible (« je ne peux vivre sans toi » en serait l’expression la plus évidente).
 
Pour Desplechin, le vrai amour est celui qu’on ne peut pas vivre, il tient du mythe, comme l’Arcadie et Ulysse, et plus encore de l’art ; l’autre amour, le commun, le réel, celui que nous pouvons supporter, n’en est qu’un avatar édulcoré, voire un mensonge, un faux. Desplechin, en quelque sorte, inverse Platon : l’art c’est le vrai et la vie c’est son imitation déchue, d’où la cruauté de ce cinéma, sa violence, le sentiment de voir des vies ratées, imparfaites, et d’où l’immense désir de fiction de Desplechin qui transparaît à chaque plan, à chaque rupture de ton, chaque nouvelle tournure de mise en scène (iris, adresses à la caméra, choix musicaux hétéroclites, narrateur omniscient surgissant dans un souvenir à la première personne, etc.), comme si le vrai ne pouvait surgir que de l’artifice plutôt que d’un réel factice par nature. Ou plutôt comme s’il faut l’art pour compléter le monde, car comme le mythe l’art inspire et donne la foi, nécessaire pour supporter le poids de cette perte qui nous définit ; l’art permet d’exprimer les vérités inatteignables auxquelles nous aspirons, et en cela il nous rend au monde en nous permettant d’affronter sa déchéance constitutive. Loin d’un noir pessimisme, c’est ce qui fait que la vie vaut d’être vécue, précisément parce qu’il nous faut relever le défi que cette déchéance nous pose.
 
L’Arcadie ne peut donc pas exister, c’est tout le drame, alors Trois souvenirs de ma jeunesse ne présente pas le souvenir d’un monde perdu qu’il faudrait retrouver comme le temps de Proust, mais le souvenir d’une absence qui date des origines, de l’époque des mythes, l’absence éternelle d’un infini des possibles que l’art, lui, nous permet d’entrapercevoir. Il ne faut pas non plus retrouver Esther puisqu’elle est et sera toujours en Paul, il faut plutôt revendiquer l’absence de sa présence physique, une absence qui appartient à Paul et à Paul seul, d’où son combat, en épilogue, contre un ancien prétendant (autre parallèle avec Ulysse). C’est peut-être pour cela d’ailleurs que le film n’atteint pas tout à fait les mêmes sommets que Comment je me suis disputé…, chef d’œuvre absolu, parce qu’il y a quelque chose de plus statique cette fois dans l’entreprise de Desplechin, une sorte de surplace dans une identité certes complexe, énigmatique, toujours incomplète, mais du surplace tout de même, contrairement au film précédent qui était plutôt voué au mouvement, à la transition : de la multiplication des Paul nous avons un Paul déjà multiplié, rassemblant ses morceaux épars comme à la fin il tente d’attraper ces pages dispersées par le vent, recouvertes d’un langage cryptique. Néanmoins, les retrouvailles avec ces personnages (Paul et Esther, mais aussi Bob le cousin et Ivan le frère) demeurent des plus émouvantes, et le cinéma de Desplechin encore des plus essentiels.
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Critique publiée le 28 octobre 2015.