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Walk, The (2015)
Robert Zemeckis

Le vide et la plénitude

Par Olivier Thibodeau
Joseph Gordon-Levitt apparaît à l’écran sous les traits de l’acrobate français Philippe Petit, racontant avec un accent étudié la genèse du plus impressionnant crime artistique du siècle dernier. Derrière lui se dressent les deux tours du World Trade Center, glorieuses et entières, symboles de l’impérissable rêve de grandeur qui anime à la fois notre héros et sa future terre d’accueil. La caméra effectue alors un travelling arrière et on découvre le protagoniste/narrateur perché en haut de la Statue de la Liberté, déclarant avec toute la confiance du vainqueur qu’il est toujours possible de réaliser l’impossible pour peu qu’on ait foi en ses rêves. La candeur du propos est touchante.
 
Dès la première scène de The Walk, on se retrouve déjà à des années-lumières de Man on Wire (2008). Ayant quitté l’Europe patiemment rapiécée par James Marsh, le spectateur est catapulté dans l’Amérique somptueuse et inspirante de Robert Zemeckis, artisan chevronné de l’artifice cinématographique et ardent propagandiste des valeurs américaines pour qui toute histoire a un début et une fin clairement définis. Armé d’un fait divers tout désigné pour la transition à l’écran, il effectue un retour en force malgré son manque habituel de subtilité, démontrant une virtuosité cruciale pour la mise en scène 3D, donnant vie sans effort à un récit cousu de fils de fer par le truchement d’une production sublime et de conventions narratives certes éculées, mais néanmoins efficaces.
 
Bien qu’on ne puisse questionner le caractère spectaculaire de l’exploit accompli par M. Petit, qui en 1974 parvint à traverser clandestinement le vide entre les tours jumelles sur un fil de fer, ce n’est qu'ici que l’on constate toute la pertinence de son histoire comme récit hollywoodien. Archétype narratif particulièrement prisé des Américains, le périple du jeune étranger idéaliste attiré par le faste new-yorkais sert en effet parfaitement le présent film, surtout qu’il justifie un majestueux retour à l’Europe des années 60, rendue presque palpable grâce à une direction artistique soignée et un usage impressionnant de la profondeur de champ. La séquence de funanbulisme est triomphale, c’est d’ailleurs là que Zemeckis s’amuse le plus avec la technologie 3D, multipliant les angles de caméra avec tout l'enthousiasme d'un jeune loup, créant du coup un espace ludique où s'enracine aisément le joyeux mythe de Petit. L’exubérance contagieuse de Gordon-Levitt et le stoïcisme comique de Ben Kingsley aidant, le spectateur se retrouve ainsi dans un univers irrésistible où il fait bon rêver, fantasme cinématographique immémorial d'un ailleurs nostalgique mis en images à la manière des contes.
 
L'action se transpose ensuite aux États-Unis, au gré des passions du protagoniste dont le rêve de grandeur s'incarne littéralement dans la grandeur des tours jumelles, qu'il mire au sortir du métro avec une appréhension mêlée de terreur. La nature démesurée du rêve américain s'avère alors doublement manifeste, d'abord dans la stature monumentale des bâtiments, érigés comme la corne d'abondance du land of plenty, puis dans la taille du défi que se lance un héros débordant d'idéalisme. Point tournant du récit, c'est là que l'idée de symbiose d'intentions est à son faîte, forçant l'équation entre les ambitions personnelles de Petit et celles d'une nation entière pour laquelle « sky's the limit ».
 
Plus qu'un simple changement de décor, l'arrivée du protagoniste sur l'île mystique de Manhattan justifie également un changement complet de structure narrative. Non seulement l'archétype que représente Petit se transforme-t-il alors subitement, lui faisant abandonner son chapeau d'humble troubadour pour celui de braqueur aguerri, mais le scénario délaisse aussi son caractère purement biographique, s'imposant plutôt comme un énergique récit de braquage. Le montage devient saccadé, et la distribution s'élargit soudainement alors que notre cher funambule jette les bases de son ambitieux projet d'infiltration des tours, espionnant chacun des bâtiments sous divers atours, inspectant leurs moindres coutures au gré de sa narration hyperactive, puis recrutant un équipage de marginaux flamboyants pour l'aider dans sa quête. Quoique le rythme du film s'en trouve ainsi accéléré, et que le bassin de comédiens s'élargisse, la magie commence à s'estomper. Ainsi, le charme irrésistible du vieux continent, recréé sur un mode éminemment romantique, cède entièrement aux conventions du récit d'aventure contemporain, transformant ce qui semblait être le conte initiatique de notre enfance, en ersatz d'Ocean's Eleven (2001).
 
Peu importe les doléances qu'il puisse entretenir à l'égard de la trame narrative tissée de péripéties convenues, le spectateur se trouvera indubitablement récompensé par la séquence finale de funambulisme. Point d'orgue du récit, et quintessence de tout l'art mis en œuvre par le cinéaste, cette séquence constituera sans doute un objet de fascination pour tous les amateurs de cinéma 3D. Quoique légèrement laborieuse, et ponctuée d'effets de synthèse parfois grossiers, elle constitue le noyau du film, servant à la fois comme un exemple de virtuosité technique et une retentissante ode à la liberté, célébration simultanée du caractère spectaculaire propre au divertissement américain et de l'audace créative qui en est le berceau. La singularité du moment est inouïe: le plan en plongée tridimensionnel pris directement entre les deux tours se fait longtemps attendre, mais il s'avère néanmoins sublime, cadrage miraculeux du pied de l'artiste s'avançant avec confiance sur un trop mince fil tendu au-dessus du « néant ». Petit multiplie ensuite de façon jouissive les volte-faces périlleux et les poses statuaires, saluant la foule en contrebas tout en moquant les nombreux policiers postés en souricière au sommet des deux tours. La liberté de pensée dont il est défenseur se dédouble alors dans son inaliénable liberté d'agir, faisant de la marche titulaire le symbole triomphant d'un certain idéal américain.
 
Objet infiniment léché et spectaculaire, mélange de genres à mi-chemin entre le récit biographique et le récit de braquage, The Walk constitue un véritable modèle d'américanisation du matériel source. S'appropriant l'histoire spectaculaire d'un trompe-la-mort immortalisé moins d'une décennie plus tôt dans un subtil documentaire britannique, Zemeckis en transpose le propos grâce à une recréation d'époque luxueuse, une mise en scène musclée, et une exaltation fortement appuyée des valeurs américaines. Le protagoniste français se transforme ainsi presque intégralement en Américain, subordonnant sans cesse sa langue maternelle à la langue anglaise, et devenant finalement un citoyen modèle de la métropole new-yorkaise. La bande sonore tonitruante d’Alan Silvestri résonne de part en part, au même titre que la narration en voix-off du protagoniste, orientant constamment notre lecture d'un récit convenu dont le relief provient surtout de la technologie 3D. Cela dit, l'usage de cette dernière est si fascinant et singulier qu'il justifie entièrement le visionnage du film, dont l'importance risque de s'estomper dès la transition sur le marché vidéo.
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Critique publiée le 14 octobre 2015.