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Deux jours, une nuit (2014)
Luc Dardenne et Jean-Pierre Dardenne

Deux jours, une nuit ou l’esthétique inespérée de l’embrasure

Par Olivier Thibodeau
Comment aborder l’évaluation d’un tel monument sans bêtement s’abandonner au culte de l’auteur? Comment expliquer le trop-plein d’émotions déferlantes qui menace de me submerger à sa simple mention? D’abord, en avouant ma position inconfortable d’érudit ignare, étranger jusqu’ici à l’œuvre pourtant incontournable des frères Dardenne. Puis, en soulignant la chance inouïe du lecteur ainsi convié à découvrir une critique candide de leur quinzième long-métrage, vulgaire gemme amoncelée négligemment par le connaisseur sans comprendre son attrait mystique aux yeux du néophyte. C’est d’ailleurs en cette qualité que j’ai pu apprécier toute la profondeur du film, chronique sensible, sublime et franchement inespérée sur fond de spleen banlieusard surdéterminé. En cette qualité également que j’ai pu m’émerveiller de l’adresse incomparable des deux réalisateurs et scénaristes, qui accouchent ici d’une œuvre adroite, subtile et puissante qui semble à la fois tout faire et ne rien faire du tout, tissant à partir du néant social actuel une foisonnante toile humaniste d’une puissance dramatique à faire fondre les cœurs les plus endurcis.
 
Marion Cotillard interprète ici de façon magistrale une jeune femme nommée Sandra, mère de famille récemment remise d’une dépression, mais sitôt menacée de licenciement par une entreprise qui doute maintenant de sa valeur, préférant en outre laisser la maîtrise du couperet à ses humbles employés. Les patrons convient donc ceux-ci à voter pour l’échange de leur prime annuel contre la réembauche de Sandra, misant sur l’appât du gain généralisé pour mieux se défaire de cette gênante subalterne sans devoir se salir les mains. Au lendemain d’une victoire écrasante de la prime qui semble sceller le sort de la protagoniste, cette dernière s’allie à sa plus fidèle complice pour exiger la tenue d’un second vote, citant les pratiques électorales douteuses de leur contremaître afin de s’acheter le précieux laps de temps titulaire, durant lequel elle œuvrera d’arrache-pied à convaincre 14 collègues récalcitrants que le gagne-pain d’autrui vaut plus qu’un bonus individuel de 1000 euros.
 
Outre sa mise en scène raffinée et subtile, le trait saillant de Deux jours, une nuit est sans doute son indéfectible humanisme. Celui-ci dépasse d’ailleurs largement l’univers rigidement circonscrit de la protagoniste, étoffant rapidement la simple chronique familiale des premiers instants pour en faire un drame social touffu et distinctement contemporain. En effet, c’est dans le nombre que le récit trouve sa légitimité, non pas dans la solitude de la protagoniste, mais dans le treillis de solitudes hérité d’un capitalisme aliénant, mais consensuel. En refusant la simple opposition marxiste entre un patronat omnipotent et ses laquais dépossédés, misant plutôt sur des dissensions mesquines entre collègues, les Dardenne refusent ici le réconfort du manichéisme, cultivant habilement la nuance afin de mieux brosser un portrait désespérément lucide de la société actuelle. Ce n’est donc pas le simple concept de lutte des classes qui sous-tend le récit, mais la réalité beaucoup plus terrifiante d’un individualisme triomphant qui risque d’annihiler la notion déjà vaporeuse de communauté. La quête de Sandra acquiert donc une qualité messianique alors qu’elle voyage de porte à porte non seulement pour quémander la considération d’autrui, mais pour inviter tout un chacun à un rare projet collectif, dotant ainsi toute l’entreprise d’un souffle révolutionnaire fougueux et palpitant comme le coeur du dernier idéaliste sur Terre. 
 
Heureusement, l’approche nuancée des réalisateurs leur permet d’étendre l’humanisme intrinsèque de l’œuvre à l’ensemble des personnages, non pas à sa seule héroïne, mais à ses adversaires également, élargissant ainsi le canevas narratif jusqu’à sa limite absolue. Car bien que le drame central du récit nous soit immédiatement intelligible, le drame individuel des personnages secondaires, forcés par les circonstances à abandonner leur collègue pour une poignée de biffetons, le devient également. C’est d’ailleurs là que réside le génie du film, dans sa capacité à transformer les nombreux antagonistes en personnages émouvants et entiers, prisonniers de leurs propres carcans économiques, à exacerber leurs sentiments de culpabilité, de colère, leur incertitude surtout jusqu’à la limite du tolérable. On découvre ainsi chacun de ces personnages avec la même curiosité mêlée d’appréhension qui habite la protagoniste à leur approche, découvrant en outre qu’il est impossible de leur tenir rigueur face à un choix qui leur a été imposé en tant que pions d’un capitalisme global et inhumain qui profite honteusement du confort anesthésiant de la classe moyenne pour mieux la manipuler. 
 
L’humanisme de l’œuvre s’exprime également par le truchement d’une caméra intimiste et collante héritée de la tradition documentaire. Celle-ci cadre la protagoniste de façon particulièrement insistante, s’immisçant dans ses retranchements les plus secrets pour nous faire vivre son drame avec toute la crudité nécessaire à sa plus entière vraisemblance. Sa tentative de suicide reluit ainsi de sobriété, privant l’acte de la qualité tragique et éthérée cultivée par le cinéma hollywoodien pour mieux décrire son essence solitaire et anonyme, comble de l’horreur pour quiconque a jamais contemplé la fragilité de sa veine radiale dans la lumière diffuse d’une salle de bains exiguë. En isolant sans cesse la pauvre Sandra, cette caméra implacable force également Cotillard à se surpasser constamment, interprétant sous tension un personnage sur la corde raide qu’elle étoffe avec la même aisance que le scénario impeccable d’où il provient.  
 
Arme de prédilection des enfants du direct, la caméra aérienne ici présente s’inscrit dans une mise en scène à la fois fluide et précise. Celle-ci force d’autant plus l’admiration qu’elle semble d’abord approximative et nonchalante, héritage d’un cinéma tatillon dont le sens profond provient souvent du montage.  On croit donc candidement aux errances d’une caméra négligente, affairée simplement à suivre la protagoniste dans ses moult déplacements. Or, la maîtrise absolue des réalisateurs se révèle bientôt grâce à un style hybride savamment mûri, combinaison sublime entre l’intimisme propre au documentaire et l’art savant du cadrage dramatique. On savoure ainsi goulûment de langoureux travellings se terminant immanquablement par des plans fixes parfaitement cadrés, tableaux sublimes encombrés de droites évocatrices qui cultivent un antagonisme subtil, mais omniprésent entre Sandra et ses collègues, cruelle esthétique de l’embrasure qui repousse sans cesse la jeune femme à la limite du cadre, constamment coincée entre des interlocuteurs impassibles et un certain vide existentiel.
 
La caméra est également précise dans son mouvement puisqu’elle traque de très près une protagoniste ambulante en s’efforçant de ne dévoiler ses objectifs qu’à la dernière seconde, cultivant ainsi un hors-champ mystérieux qui nous fait partager sa dévorante appréhension dans chacune des scènes. La révélation fiévreusement attendue de ses différents collègues s’effectue donc toujours au sortir d’une angoisse partagée qui menace de nous consumer tous dans une expérience symbiotique d’une rare puissance.
 
Malgré son allure banale, Deux jours, une nuit constitue finalement une oeuvre incontournable, vecteur d’un humanisme essentiel au maintien d’une société saine et éclairée. Son message est direct et pertinent, et son exécution est sans faille. Même pour ceux dont les larmes ne sauront creuser de brûlants sillons dans leurs joues rougies, le film réserve une certaine satisfaction intellectuelle, sinon viscérale, celle d’un existentialisme transcendant qui résiste miraculeusement à notre époque abrasive et égoïste, phare d’une conscience nouvelle et héroïque qui seule peut servir de baume aux travailleurs précaires et autres victimes d’un capitalisme rampant qui menace d’engloutir jusqu’au dernier soubresaut d’une humanité asservie au jeu vicieux de la prime mortifère.
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Critique publiée le 23 janvier 2015.