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Bird People (2014)
Pascale Ferran

Le diable est dans l’évidence

Par Olivier Thibodeau
Tantôt génial, tantôt facile, le Bird People de Pascale Ferran est un film qui nous envoûte pour mieux nous décevoir. Or, il est difficile de cerner précisément là où le bât blesse. Assiste-t-on simplement à la chute inévitable d’une œuvre au préambule trop parfait ou ploie-t-on plutôt sous le poids de trop nombreux leitmotivs écrasants? Est-ce le contact trop superficiel entre les deux protagonistes qui dérange ou le contact trop violent entre les éléments prosaïques du récit et les digressions fantastiques qui caractérisent la seconde partie? S’il fallait choisir, ce serait sans doute la contradiction qui expliquerait le mieux la présente débandade, contradiction entre le moineau aperçu sur les quais de la séquence d’ouverture, symbole d’une liberté cruellement inatteignable, et le moineau incarné inopinément par la protagoniste en guise de clé des champs dorée sur lit de velours cramoisi. Contradiction aussi entre la finesse d’observation inouïe utilisée pour décrire le quotidien de la jolie Audrey et l’artifice tapageur que constitue sa métamorphose en oiseau vagabond. Même la mise en scène de Ferran se révèle également délicieuse qu’inconséquente, transformant vite le bouleversement initial du spectateur en une sorte d’hébétude incrédule qui finit bientôt par l’expulser définitivement de la diégèse.
 
Vivant dans des mondes apparemment immiscibles, client et femme de ménage du rutilant Hilton de l’aéroport Charles-de-Gaulle, Gary (Josh Charles) et Audrey (Anaïs Demoustier) partagent néanmoins un brûlant désir d’altérité. Las d’une carrière morne et stressante en génie informatique, le premier décide du jour au lendemain de tout abandonner, laissant derrière lui un lucratif gagne-pain et une femme éplorée afin de mieux se perdre dans l’Europe inexplorée. La seconde trouve plutôt échappatoire à son existence morose dans une longue envolée onirique, troquant soudainement son corps contre celui d’un petit passereau, fuyant ainsi son triste perchoir au sommet de l’hôtel et rejoignant dans leur essor migratoire les nombreux avions qui zèbrent le ciel de Roissy. Malheureusement, l’expérience quasi symbiotique des personnages se fait ici de façon scrupuleusement parallèle, se soldant en quelques effleurements anodins qui mènent finalement à une réunion improbable et obligée, point d’orgue d’un récit qui concède trop de substance au style confus de la réalisatrice.
 
Le plus grand regret qui nous afflige au sortir de Bird People provient de son incapacité à tirer profit d’une scène d’ouverture magistralement orchestrée, joyau de réalisme social et psychologique qu’on décide bientôt de noyer dans une mer de fioritures grossières. Filmée dans les RER labyrinthiques de la capitale française, cette séquence nous propose un époustouflant courant de conscience qui évoque miraculeusement la quintessence du malaise contemporain. Série évocatrice de plans d’ensemble pris par les caméras de surveillance d’une gare achalandée, celle-ci cède vite à une mosaïque de gros plans carcéraux qui viennent cloisonner l’existence indépendante des différents usagers, capturant leurs monologues intérieurs et leurs conversations téléphoniques exclusives pour mieux accentuer l’hétérogénéité de leur mélange. On cherchera d’ailleurs longtemps la protagoniste parmi tous ces prisonniers du quotidien, errant au gré de leurs calculs incessants jusqu’à la révélation trépidante d’une jeune brune rêveuse, philosophe de fond de car et double diégétique du cinéphile avare d’évasion. Outre sa beauté insaisissable, celle-ci nous propose également la seule équation valable dans les circonstances, soit l’addition cruelle des heures passées en transit, laquelle la pousse bientôt à s’émerveiller de la vue d’un moineau posé sur le quai, symbole d’une liberté à portée de main. La métaphore est simple, mais bouleversante, faite d’une ouverture magistrale qui laisse présager une œuvre brillante. Malheureusement, les péripéties subséquentes n’atteindront jamais le même niveau de lucidité et de pertinence, passant avec la même aisance désinvolte de l’universel au spécifique et du réel à l’imaginaire.
 
Le sentiment de proximité presque pervers que nous offre l’époustouflante caméra numérique opérée par Loïc Andrieu sert ici de pont vers un monde éminemment vraisemblable, collage habile de plans serrés et sensuels qui se meuvent au gré des personnages dans tous leurs gestes anodins, collectionnant sans cesse les détails pittoresques pour mieux dresser un portrait foisonnant de deux vies empêtrées dans une routine étouffante. Les plans subjectifs sont particulièrement évocateurs en ce sens puisqu’ils cristallisent avec adresse les différents états d’esprit des personnages, se posant souvent sur quelque échappatoire alléchante, mais hors d’atteinte. Même le somptueux paysage sonore apporte ici sa contribution au réalisme fondamental de l’œuvre, faisant du simple frottement des bouteilles de shampoing manipulées par Audrey une révélation inédite quant à la nature méconnue du service hôtelier. L’attention maniaque aux détails, la caméra intimiste et le caractère banal des protagonistes nous absorbent alors corps et âme dans le récit. Puis tout s’écroule lorsqu’apparaît à l’écran ce détestable intertitre, ce simple « Gary » qui vient soudain individualiser un récit pourtant universel, remplaçant mesquinement l’attachante héroïne prolétaire par un yuppie ennuyeux et inexpressif dont le drame intérieur s’apparente plus à une crise de la quarantaine qu’à un malaise intrinsèque. Pire encore, on nous extirpe ainsi violemment d’un univers filmique tangible et détaillé en nous révélant soudain la présence du dispositif filmique et de toutes les entourloupes dont il est capable pour arriver à ses fins.
 
On assiste alors à une détérioration rapide du paysage sensible et subtil esquissé jusqu’alors avec un soin monastique, pénétrant avec dédain dans l’univers excessivement verbeux d’un Amerloque exaspéré dont le récit est introduit par une voix off grossièrement déplacée, puis cousu de conversations téléphoniques incessantes. Cela dit, le film ne se satisfait bientôt plus que de redites et de contradictions, s’appuyant sur des leitmotivs rudimentaires pour mieux étayer sa thèse, lésinant ad nauseam sur le spectacle de cadrans esclavagistes et de Boeing salutaires. Puis vient la séquence-clé de l’œuvre, balade aérienne déroutante effectuée par une Audrey réincarnée. Bien qu’il s’agisse là d’un triomphe de virtuosité photographique autant que de dressage animalier, cette séquence demeure problématique puisqu’elle concrétise le déracinement de l’œuvre hors d’un foisonnant terreau réaliste, offrant un contraste d’autant plus traumatisant avec l’insupportable série de champs-contrechamps qui caractérise le récit de Gary. On en finit presque par douter de l’assurance d’une auteure qui défend sa thèse avec autant de motifs appuyés, élisant de recourir à la magie pour ne pas avoir à gérer les lourdes implications des désirs inavoués de ses personnages.
 
Au final, Bird People est une jolie fable urbaine là où il pourrait s’agir d’un puissant manifeste politique. Portrait accablant et lucide d’une réalité tristement universelle, il trouve malheureusement dans la magie du cinéma une solution facile et commode qui défit toutes nos attentes et nos espérances scénaristiques. Par le fait même, le film parvient à taire le coût réel de la fuite tant recherchée par ses personnages, leur léguant gratuitement une liberté totale sans exiger d’eux les sacrifices d’usage. Le choc est tel qu’il ne reste plus après le générique qu’un canal desséché là où poignit plus tôt une larme si sincère pour la pauvre Audrey, dont le visage picoté nous restera en mémoire bien longtemps après le visionnage, comme le souvenir de Fernande, Anisette, Kevine, Camille et Béatrice, les cinq vaillants moineaux qui lui prêtèrent également leurs traits.
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Critique publiée le 12 décembre 2014.