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Iron Ministry, The (2014)
J. P. Sniadecki

Carnet de voyage

Par Ariel Esteban Cayer
Le plus récent film de J.P. Sniadecki, pour le désormais notoire Sensory Ethnography Lab, s’ouvre sur plusieurs minutes de noirceur et de sons métalliques sourds et évocateurs. La comparaison est d’emblée facile; comme dans Leviathan (2012), on nous plonge tête première dans le ventre de la bête. Plusieurs minutes désorientent, puis des plans extrêmement rapprochés submergent le spectateur (toujours accompagné de l’exceptionnel design sonore d’Ernst Karel) dans une houle encore à définir. Cependant, le champ de vision s’élargit, la ferraille fait place à des ventilateurs, et on émerge de l’abstraction métallique pour découvrir une boucherie, installée à la bonne franquette entre deux wagons filant vers on ne sait où. Dans cette séquence d’ouverture, Sniadecki semble déjouer les attentes, délaissant le formalisme expérimental de ses collègues pour nous plonger dans un film d’observation qui s’avère inespérément tranquille, voire librement esquissé.

À vrai dire, ce n’est pas entièrement une surprise. Avec Songhua (2007) et Demolition (2008), Sniadecki démontrait déjà un talent considérable d’ethnographe gonzo, tandis que People’s Park (2012; co-réalisé avec Libbie D. Cohn) menait sa démarche vers un point culminant et inattendu. Dans celui-ci, un long plan-séquence traversait un parc de Chengdu dans la province du Sichuan et dévoilait, à chaque détour, chaque mouvement, un film d’une construction magistrale, tandis qu’avec Yumen (2013), le réalisateur américain signait un bref et imprévisible détour vers la pellicule et le documentaire de performance, aux contours beaucoup moins rigides.

Dans l’ensemble, Sniadecki semble déterminé à brouiller les pistes, mais surtout à diversifier les approches et perspectives sur son sujet de prédilection : la Chine industrielle en constant bouleversement. Tantôt formaliste inébranlable, tantôt ethnographe patient (à voir également dans Foreign Parts, co-réalisé avec Véréna Paravel), Sniadecki nous montre des personnages – ouvriers, retraités, étudiants – en perpétuel mouvement. Dans cette optique, on le retrouve ici à mi-chemin entre ses démarches habituelles; contraint par l’espace moins que par un sujet, un point de vue précis ou une quelconque rigueur formelle et fixe. Assemblage d’images tournées sur une période de 3 ans à bord de trains exigus sillonnant l’interminable et complexe réseau ferroviaire liant les provinces chinoises entre elles, The Iron Ministry est plutôt un carnet de voyage, articulé autour du non-lieu de la locomotive, qu’on découvre comme étant une part intégrante de la culture chinoise.

Sniadecki vole des scènes à droite et à gauche sans positionnement apparent, dévoilant une série de croquis variés; tantôt des portraits intimistes, voire mondains, tantôt des études sensorielles de textures, de mouvements, de corps empilés les uns sur les autres. On ne perçoit le monde extérieur que par les fenêtres, défilant la plupart du temps à toute vitesse. L’effet est évidemment cumulatif; le spectateur découvre un univers léthargique, clos et claustrophobe, peuplé d’individus qui, lorsqu’interpellés, dévoilent des opinions religieuses et politiques les plus variées les unes que les autres. D’entrevue en entrevue, on découvre où les gens vont, d’où ils viennent. Que la caméra de Sniadecki puisse même naviguer ces espaces relève de l’exploit et une distincte impression de symbiose découle de cet ensemble cohérent. À l’image du cinéaste et de ses sujets filmés, le spectateur n’en vient qu’à être un avec le chemin de fer.

Avec ce film-essai quelque peu mineur, mais néanmoins fascinant (rappelant davantage les moyens-métrages susmentionnés que People’s Park), Sniadecki nous montre un monde-capsule improbable. Les trains se suivent, mais ne se ressemblent que par le refus du cinéaste à nous sortir de cet environnement claustrophobe, duquel il est lui-même momentanément (et périodiquement) prisonnier. Ultimement, The Iron Ministry s’avère aussi autobiographique que joliment voyeur; une vision privilégiée d’un microcosme liminal auquel seul Sniadecki – à ce stade-ci de son œuvre sur la Chine contemporaine – aurait pu nous initier avec autant de proximité.
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Critique publiée le 13 novembre 2014.