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Tokyo Tribe (2014)
Sion Sono

Vulgaire bragaddocio

Par Ariel Esteban Cayer
Sono a fait d'un cinéma de l'excès, de la frénésie et de la violence sa spécialité. Metteur en scène passionné réalisant des films qui le sont tout autant, qui exsudent cette fureur dans chaque plan, dans chaque décision de mise en scène ou de performance abracadabrante, Sono menait cette démarche à son paroxysme l'an dernier dans l'excellent Why Don't You Play in Hell (2013), une lettre d'amour au cinéma aussi déchaînée qu’irrévérencieuse. On y retrouvait un Sono maître de ses moyens, canalisant toute son énergie débridée, toutes ses folles idées, en un seul propos tortueux, mais cohérent. Le cinéma y devenait champ de bataille, guerre à gagner à tout prix dans un pari audacieux, à l’image de son créateur.

Avec Tokyo Tribe, adaptation du manga Tokyo Tribe2  de Santa Inoue, on osait espérer qu’il puisse continuer sur cette lancée. D'autant qu'il y a 20 ans, Sono signait déjà avec Bad Film (tourné en 1995, complété en 2012) un opus qui avait tout d’une ébauche de celui-ci. Il y orchestrait déjà des combats de gangs époustouflants dans les rues d’une Tokyo tournée à la bonne franquette, caméra 8mm en main. Délaissant l’esthétique guérilla de ses films des années 90, Sono se plonge ici dans un Tokyo alternatif, fragmenté, n’ayant rien à envier, de prime abord, aux visions du futur de Walter Hill (The Warriors, Streets of Fire) ou de John Carpenter (Escape from New York, Escape from L.A.). Les décors artificiels, criards et colorés sont le théâtre d’une guerre entre tribus rivales : les Saru de Musashino, les Wu-Ronz d’Ikebukuro, les Shinjuku Hands et les Giragira Girls de Kabuchiko se disputent le territoire, tous associés, plus ou moins librement, à un sous-genre du hip-hop (hardcore rap, trap, gangsta rap) et, qui plus est, s’exprimant entièrement en chansons.

La caméra virtuose arpente les rues, d’une chorégraphie à l’autre. Pendant un instant, on se complaît dans ce tour d’horizon exalté, d’une liberté fascinante, véritablement abrasive. Le tour de force esthétique convainc presque en lui seul. Puis s’installent l’inconfort, l’incohérence, la sincère fatigue du spectateur bombardé par ce bling audiovisuel incessant. Dans l’immédiat, Sono peine à trouver un protagoniste, voire même un enjeu. En définitive, les symptômes d’une adaptation difficile plombent le tout et Tokyo Tribe souffre d’une condensation visible, empêchant tout développement de ses personnages (ou de ses tribus), toute identification du spectateur envers le moindre de ces truands détestables. La liberté se transforme en abandon, voire même en insouciance.

Car si, d’une part, Sono semble s’enchevêtrer dans son propre enthousiasme, c’est cette idée centrale de la comédie musicale à saveur hip-hop (ou « hip-opéra ») qui finit par achever l’œuvre. Bien que les amateurs de hip-hop soient en droit d'exiger plus qu'une succession de vulgaires beats trap, gâchés d’autant plus par le flow quasi inexistant de bien des interprètes, on serait prêt à excuser ces chansons qui tombent à plat si Tokyo Tribe ne forçait à s’interroger sur la relation simpliste qu'entretient l'auteur à cette musique et la culture qui l'entoure. Bien avant les « panty shots », l’omniprésence du viol, ou les blagues puériles comparant la taille du pénis japonais à celui de l’Afro-Américain (et donc, du « vrai » hip-hop), il y au cœur de ce film excessif et festif un étrange non-sens. S’il célèbre celui-ci (à tout le moins formellement), Sono renvoie idéologiquement au cliché du rap comme ultime musique machiste et ridicule. Cette tendance se voit ici décuplée, transformée en véritable misogynie vicieuse qui, bien qu'elle soit une partie non négligeable du cinéma de Sono depuis toujours (il ne suffit que de se tourner vers les aspects les plus problématiques de films tels que Cold Fish ou Guilty of Romance), n'a jamais été aussi implacable, aussi bêtement justifiée par la réduction unidimensionnelle de toute une tradition musicale.

Bien que Sono reste dans une excellente trajectoire d'expérimentation formelle, peaufinant de film en film toute une esthétique d'énergie pure, de violence, de couleurs et de lumières éclatantes, Tokyo Tribe déçoit en ce qu'il a d’incohérent, mais surtout d’offensant. Si l’on mesure la prouesse d'un rappeur par son flow (idéalement tight), son vocabulaire (idéalement varié) et son propos (complexe, surprenant, informé), Tokyo Tribe se dévoile comme le pire du rap commercial; un vulgaire braggadocio dont le beat vous fera certainement bouncer, mais dont la bête logorrhée, elle, est plus difficile à avaler.
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Critique publiée le 26 octobre 2014.