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Gone Girl (2014)
David Fincher

L'obsession de la perfection

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le problème, avec les films de David Fincher, c'est qu'ils sont parfaits – et que la perfection est difficile à saisir, à expliquer. C'est encore pire quand celle-ci est « transparente »; on a alors tendance à la prendre pour acquis, puisqu'elle se fond dans le décor. La perfection des films de Fincher est invisible, même si elle est évidente. On a parfois l'impression qu'elle se manifeste dans l'absence absolue d'erreurs, plutôt que par le biais d'une quelconque virtuosité se donnant en spectacle. Plus maniaque que démonstrative, la minutie de Fincher serait presque ennuyante si elle ne s'imposait pas comme l'expression la plus juste possible de ses obsessions. Carrément pathologique, elle implique en effet un constant ajustement de la réalité, une réorganisation systématique des éléments en vue de satisfaire une vision préétablie qui ne peut exister qu'à force de supercherie. La perfection est nécessairement illusoire; et cette idée, jamais Fincher ne l'a plus clairement articulée qu'avec Gone Girl.

Le film, en ce sens, s'avère d'autant plus fascinant qu'il met en doute le principe même sur lequel il repose. Installant dès les premiers instants des indices de l'imposture à venir, débutant là où il se termine pour accentuer l'impression d'enfermement s'en dégageant, Gone Girl feint la normalité en s'assurant de souligner avec ce qu'il faut d'insistance l'étrangeté de ses images. Même le générique contribue à cette sensation quasi subliminale d'irrégularité, la disparition trop rapide des mots à l'écran renvoyant bien évidemment au titre de l'oeuvre mais surtout, plus insidieusement, à cette part d'aberration qui sommeille sous l'apparente perfection de la forme. Sabotant d'emblée son propre parti pris esthétique, Fincher invite le spectateur à douter de ce qu'il s'apprête à voir, rappelant que, dans son cinéma, toute apparence est trompeuse – et que ce qui passe pour de la réalité y est en vérité le fruit d'une fabrication élaborée.

À cet égard, Gone Girl renvoie au portrait du contemporain que dressait The Social Network. L'identité y relève de la construction soigneusement calculée : Nick (Ben Affleck) et Amy (Rosamund Pike) jouent leurs rôles respectifs bien plus qu'ils ne vivent leurs existences, une série de dispositifs mettant en évidence ce décalage permanent. Les multiples pirouettes narratives qui ponctuent Gone Girl, non contentes d'alambiquer le récit, ajoutent ainsi à la densité du discours – Fincher transformant progressivement une simple intrigue policière en réflexion habilement calibrée sur le thème des apparences. Ce dédoublement sur lequel repose le scénario cristallise ingénieusement la schizophrénie qu'il dévoile lentement. Tant et si bien que les revirements les plus inattendus relèvent finalement de la logique pure, leur terrifiante cohérence trahissant le profond désordre que sous-tend l'obsession de l'ordre.

Au fil des révélations, c'est d'ailleurs cette construction du réel qui est exposée, bien plus que les ficelles d'une quelconque machination que le film aurait cherché à dissimuler. Chaque faux indice semé contribue à souligner cette distance qui sépare les protagonistes du réel bien plus qu'il ne sert à dérouter le spectateur, le principe même du « crime parfait » renvoyant à cette fameuse « vie rêvée » qui n'est atteignable qu'à force de mensonges et de faux-semblants. Il est son double machiavélique, jusqu'à ce qu'un ultime retournement démontre brillamment que l'inverse est aussi possible : que cet idéal auquel aspirent les personnages peut s'avérer plus cauchemardesque encore que ne le sera jamais le plus sordide des crimes. La maîtrise de Fincher trouve dans ce contexte tout son sens, sa mise en scène autoritaire épousant avec un authentique brio la nature manipulatrice des individus qu'il dépeint.

Comme dans The Social Network, les écrans se font ici le reflet de cette manipulation. Façonnant les rapports sociaux, ils s'interposent entre les êtres – chacun s'inventant un nouveau rôle, se jouant lui-même tel qu'il désire être perçu dès qu'une caméra le filme. Or, dans Gone Girl, il faut plus que jamais jouer le bon rôle, celui que les autres s'attendent à ce que l'on joue; et Fincher, non content de dévoiler ces mécanismes de contrôle régulant aujourd'hui les interactions humaines, dresse le portrait cinglant d'une culture qui ne repose plus que sur ceux-ci. La télévision, les médias sociaux, même la littérature n'y retransmettent plus que des apparences étudiées sur lesquelles les individus calquent leurs propres rêves, cherchant à accorder leur existence avec ce qui n'est au fond qu'une représentation faussée de la vie. Le bonheur simulé est imité. Même la sexualité ne s'exprime plus qu'en termes de fantasmes quasi pornographiques, de mises en scènes complexes qui servent à raviver le désir éteint, épuisé par ses propres représentations.

Dans cet univers où la construction de soi passe par l'accumulation de signes, où l'image que chacun projète suffit à les inculper ou les absoudre, l'identité devient prisonnière des attentes qu'elle doit satisfaire et des standards auxquels elle doit se conformer. Or, chaque posture calculée des protagonistes contribue à l'imposture générale – jusqu'à ce qu'au final ce soit la société dans l'ensemble qui ne se résume plus qu'à un jeu d'apparences, à l'image de ce couple dont la relation repose sur une série de clichés soigneusement entretenus. À cet égard, la direction d'acteur s'avère d'une fulgurante justesse : la beauté glacée, tellement symétrique de Rosamund Pyke se fissure subtilement pour révéler des imperfections tandis que Ben Affleck semble littéralement se ressaisir à l'écran, sa nonchalance initiale se transformant en assurance dès lors qu'il reprend le contrôle de sa propre personnalité publique. Ces prestations trahissent un décalage, une dissociation d'abord déconcertante que le film s'affaire à déchiffrer graduellement. Mais il faut se rendre à l'évidence que même l'imperfection relève de la maîtrise pure chez Fincher – à un point tel qu'une fausse note, chez lui, n'est jamais une fausse note. La plus grande qualité de ses films, après tout, c'est qu'ils sont parfaits. Jusqu'à la moindre dissonance.
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Critique publiée le 3 octobre 2014.